Le poète Richerenchois Alain Brissiaud donne à sentir un lyrisme qui, à l’instar des aèdes grecs tels Anacréon et surtout Archiloque, se révèle être un médium, un intermédiaire de tout ce que l’humaine condition peut porter de désirs, de souffrances et d’espoirs.
En effet, les vers de ses poèmes font naître, chez ceux qui savent les sentir à leur juste portée, ce que Nietzsche disait des artistes lyriques, dans son immortel essai Naissance de la tragédie, à savoir que “le musicien dionysien est à lui seul et lui-même la souffrance primordiale et l’écho primordial de cette souffrance. Le génie lyrique sent naître en soi, sous l’influence mystique du renoncement à l’individualité et de l’état d’identification, un monde d’images et d’allégories (…). C’est pourquoi, en tant que moteur central de ce monde, il peut se permettre de dire « je » : mais ce Moi n’est pas celui de l’homme éveillé, de l’homme de la réalité empirique, mais bien l’unique Moi existant véritablement et éternellement au fond de toutes choses et, par les images à l’aide desquelles il le manifeste, le poète lyrique pénètre jusqu’au fond de toutes choses.” On comprend ici la dissociation – que Marcel Proust poursuivra dans le Contre Sainte-Beuve et La Recherche du temps perdu, entre le moi social et le moi de l’écrivain – opéré par Nietzsche et l’illusion, envahissante de nos jours, qui voudrait que le “je” lyrique soit le “je” banal de l’individu. Victor Hugo l’avait rappelé dans Les Contemplations, en informant le lecteur que “quand je parle de moi, je parle de vous”.
Allant plus profondément encore, Nietzsche mettra au jour que “ Archiloque, l’homme aux passions ardentes, rempli d’amour et de haine, est seulement une vision du génie qui déjà n’est plus Archiloque, mais bien génie de la nature, et exprime symboliquement sa souffrance primordiale dans cette figure allégorique de l’homme Archiloque (…) [En] tant qu’artiste, le sujet est affranchi déjà de sa volonté individuelle, et transformé, […] en un medium par qui et à travers lequel le véritable sujet, le seul véritablement existant, triomphe et célèbre sa libération dans l’apparence. Le vrai poète lyrique ne parle pas simplement de lui ; la vérité est que ça parle à travers lui.
Dans un très bel article paru dans “recoursaupoeme.fr” datant de 2015, la poétesse Carole Mesrobian éclaircie lucidement ce lien à la fois inexistant au plan autobiographique – mais omniprésent lyriquement – entre les vers d’Alain Brissiaud et la vérité humaine qui lui est sous-jacent : » Rare. Il faut avoir parcouru, il faut avoir traversé, il faut avoir lu et relu les fragments déposés aux pages d’Au pas des gouffres. Non pas pour y rencontrer Alain Brissiaud, le poète n’est qu’une ombre sans nom et lui le sait pour l’avoir découvert dans la parole libérée de sa trace aux pages de ce recueil, mais pour cette langue éminemment poétique qu’il nous offre à l’occasion de ce premier livre. (…) Lui, le poète, son absence et son cri, la vacuité de ce pronom personnel assumé (…)” envoûte le lecteur qui se laisse prendre par la puissante musicalité du style.
C’est une immense joie de vous proposer quelques poèmes encore inédits à ce jour – mais qui trouveront un éditeur digne de ce nom – d’un recueil intitulé Cinquante poèmes d’hiver. Un immense merci à Alain Brissiaud de nous les avoir temporairement confiés.
Pour ceux qui souhaiteraient mieux connaître cet auteur, voici une courte bibliographie :
Au pas des gouffres, Librairie Galerie Racine. 2015.
Cantos sévillans, La Porte. 2017.
Jusqu’au cœur, Les Hommes sans épaules. 2017.
Octobre, avec Carole Mesrobian, PhB éditions. 2021.
Pour poursuivre la découverte de ce poète :
http://www.leshommessansepaules.com/auteur-Alain_BRISSIAUD-577-1-1-0-1.html
https://www.recoursaupoeme.fr/entretien-avec-alain-brissiaud-le-present-de-la-poesie/
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Dix poèmes extraits de
Cinquante poèmes d’hiver
La nuit s’efface de tes yeux
c’est égal
tu veilles à la fenêtre
et te tournes vers moi
jetant au ciel de curieux messages
je vois bien que tu grelottes
si seule si blanche
bientôt le jour
dis
mon âme
tu as rêvé toute la nuit
que disais-tu
et pour qui cette migraine ce vent soudain
piège de nous
cette belle mélancolie
nos aveux
nous nous prenons la main comme des écoliers
longtemps le silence remonte le temps
ton sourire efface la lumière
pour qui
tu ne sais pas
et détourne la tête
que ferons-nous de tout ce jour
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Et prennent part à la joie du vent
ombres
ils savent que tu es sous moi
personne n’ignore cela
cris de rêves à la cime
ils viennent par le jardin de sous le figuier
jusqu’à notre lit
prendre part
voir nous
nus
et dansent dans le feuillage
étranges
tout secoués
les herbes si petites et fleurs
crient elles aussi dans ce chamboulement
et sans cesse ce vent
renverse remblaie
le peu de force
en forme de cœur
et n’aura de répit dénouera le nœud de la rivière
autrefois tumultueuse
et si sèche aujourd’hui
qu’ils sont tellement
tellement
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Une autre fois il pleuvait
allongée près de moi
dans le silence
ta peau reflétait une lumière crue
il n’y avait plus de dehors
et cette pluie plus forte plus puissante à mesure
sonnait dans le ciel
donnait tout d’elle
elle était notre toit de fortune
nous ne pouvions comprendre
tes yeux
immenses vibraient de la folie
devant le miroir
nous avons déjeuné de pain
doucement
à se dévisager
étions-nous ces amants si pâles
dis-moi
es-tu celle rêvée
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Lui montrant la vallée derrière la colline
invisible
il connut l’irruption de la douleur
se souvenait-il
mais comment oublier
ce qu’il était venu chercher
pourquoi
être allé si loin
rejetant le passé
il dit encore quelque chose
qu’il est épuisé
qu’il veut rester dans la lumière
et ne peut se poser
dire sa marche
et au-delà
aussi
partir vivre comme on va mourir
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Souffle qui chante dans mon sommeil
plus vrai cela ne se peut pas
curieuse prison
un poing d’esprit me muselle
faim de tant d’autres choses
ciel et sang
je suis au bout du sentier
sur le bord
parcouru de frissons
ma vie contraire au cœur du vent d’ici
habitée par la chance de n’être pas fumée
poésie au désert sans urne
ceci est ma langue
comme un coup de sang avorté
ma mère et mon père disent une même prière
aveux de bouche à la bouche
avec le sinistre tambour
eux
qui n’ont jamais levé ce poing
panique de leur éternité
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Ceux-là qui nous laissent muets
là
où bruissent les révoltes
les déchirures
s’agrippent à tes cheveux
haïssent la pâleur des amis sur le fleuve
et nos gestes d’amour qui sont la même chose
à trop lire tu t’effraies de cela
ce soir
ôte ta peau fragile
ce soir
juste un moment
près de mon lit viens plus près
laisse les mots pour ce qu’ils sont
le vent chasse les feuilles
ce moment étendu entre nous libère le silence
l’absence grande
laisse-les ils veulent tout submerger
ton épaule est immense
seule véritable
chose dont je me souvienne
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La moisson considérable engloutie
c’est ça l’impossible tenu
ceux
tous
qui viennent par les collines si nombreux
fourbus
moches
savent bien ne veulent plus
la moisson de misère rassemblée
dévêtue
inouïe
qui les comble
pitoyable moment
silhouettes de misère
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Et disent ce qui nous rassemble
ton beau visage
dénombre et recoud
ce que nous étions
ce qui fut dans les draps
embrassades
aube
et regards
s’effilochent les mépris
s’égarent les cris
livré au sommeil le vrai prend son aise
comme je crois tenir ton corps
sur ma langue
laquelle
défait ton assurance
non tu n’es pas la force
juste une accalmie de la parole
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Des jours je te veux fragile
oublieuse
débarrassée
saisir
ce serpentin sur ta tête
joie d’oubli
d’autres soirs nous marchions au hasard
ces rues du centre ont gardé le souvenir
notre odeur
nausée d’innocence
que n’ai-je pris ta main
ton front précipité
tard tous deux étendus si proches
je n’ai pas su m’abreuver
ô toi si forte
franchissante
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Qui pour dire
dira l’essentiel en nous attaché
sans attendre
qui pour dire
oublier
oubliera nos paroles
prendra le temps ce rien
avec
les autres
dira ce pourquoi nous allons
nous faisons
qui
viendra encore
lire nos paroles
tiennes nôtres
seront-ils ce rien ce petit livre frappé d’ennui
que personne ne lit
effondré ou joyeux
n’ose dire
longtemps je suis sorti
lenteur des paroles comme préciosité
dire
nos voix en creux d’une autre eau
celles-là
désinscrites