Xavier Bordes est un poète majeur de la littérature française. Également essayiste et traducteur, il est entre autres l’auteur de traductions de poètes grecs contemporains, tels Elýtis, Cavafy ou encore Dionýsios Zakythinós. Parmi ses nombreuses œuvres, notons La Pierre Amour, poèmes 1972-1985, recueil publié chez Gallimard en 1987, qui reçut le prix Marie Havez-Planque de l’Académie française, ainsi que Je parle d’un pays inconnu, édité par Le Cri en 1995. Nul doute que ceux qui liront le texte magistral dans lequel Xavier Bordes nous livre ici sa vision de « l’expérience poétique » auront envie de découvrir les œuvres de cet immense écrivain !
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Vivre et poétiser
« Mettre en mots l’écriture poétique comme expérience… » Vaste programme, dirait le Scribe en souriant ! C’est qu’il y a constamment du contradictoire, de « l’oxymorique », dans l’effort de mettre en mots, par une tentative de métapoésie (my creative method, selon Ponge), ce qui précisément exprime par le poème lui-même ladite expérience… En « poétisant sur le monde », la poésie parle toujours en même temps d’elle-même : à ce propos je songe toujours à ce poème de Victor Hugo (Les Contemplations, « Autrefois », I, 21) : « Elle était déchaussée, elle était décoiffée, / Assise, les pieds nus, parmi les joncs penchants ; / Moi, qui passais par là, je crus voir une fée… »
Il faut relire le poème sous cet angle, celui d’une sorte de parabole de la rencontre par laquelle le poète implicitement définit (pour soi) la poésie, la présentant en actes (à travers une action d’écriture et de langage). C’est en quelque sorte la pince qui s’efforcerait de se pincer elle-même ! Il y faut une souplesse improbable. D’avance je demande qu’on me pardonne si ce que je tenterai d’exposer ici ressemble fortement à un bavardage soit illogique, soit insensé ; d’autant qu’au demeurant, j’ignore absolument laquelle des multiples voix qui empruntent silencieusement mon truchement pour écrire ceci, va choisir de s’exprimer…
La première constatation immédiate, c’est que le « je » est non seulement « un autre » (Rimbaud), qui me tutoie souvent pour m’expliquer en poème sa relation aux choses, mais plusieurs autres, dirais-je au risque de sembler schizophrénique. Or à la différence des schizophrènes – à ce qu’il me semble – il n’existe pas, entre ces « autres », de cloison étanche. Ces autres sont comme les facettes différentes d’un même. Il n’y a pas de déchirure de personnalité, ni de scission d’avec la société, tout au plus une distance, celle de qui ne saurait se soumettre aveuglément aux idées reçues de la Cité, ou de qui est situé « platoniquement » hors les murs. (St John Perse parlait d’insoumission, ce qui dans le contexte politique actuel en France a une résonance gênante.)
Quoi qu’il en soit, on ne passe pas, dans l’écriture poétique, d’une personnalité à une autre, seulement d’une voix à une autre au sein du même être – ou dirai-je, on glisse d’une humeur, d’un état d’esprit, d’une inspiration, à une autre. Voici d’emblée lâché le mot « inspiration », qui pour moi est analogue, au sens propre, à l’effet du Souffle, du « Pneuma » grec qui éveille, sinon dicte, des pensées et des phrases à écrire qu’on n’a pas prévues et qui nous apprennent des choses que l’on ignorait avoir le désir de connaître.
J’entends souvent des auteurs – qui se présentent comme écrivant du poème – disserter sur leur ambition de « communiquer », « d’établir un rapport à la société », « de défendre telle ou telle cause(forcément vitale) », voire simplement « de répondre au besoin d’exister », etc. Bref, qui s’efforcent de se justifier, comme si faire du poème était implicitement l’expérience d’une marotte un peu ridicule, à laquelle il s’agirait de rendre une dignité, afin de retrouver, au fond, de la considération pour soi-même en excipant publiquement du titre de poète ou poétesse, comme d’une sorte de passeport social, voire politique.
Tout cela personnellement me laisse froid. Adolescent, investi d’une étrange solitude idéaliste, d’inspiration quasi messianique, on pense se jeter en poésie pour sauver le monde ; faute de pouvoir se changer soi-même, on s’acharne à vouloir en changer la réalité « périmée ». Pour cela, il faut détruire et en détruisant l’on se détruit parfois… Au mieux l’on ne sauve que soi-même, que son monde personnel. Chose que l’on ne comprend, quand on est comme moi lent à la détente, qu’après plusieurs fois vingt ans. Et sans pouvoir juger si ce résultat individuel est une bonne ou une mauvaise chose
En revanche, objectiver par les mots ce que pense, ressent, vit le corps confronté à l’univers depuis le mystère d’où émerge notre naissance, autrement dit, donner une matérialité de textes d’encre et de papier aux manifestations de la subjectivité qui nous tient autrement captifs d’une prison de chair, me paraît souvent répondre à un besoin de la phase « jeunesse » des êtres humains. Sur ce plan, je crois qu’autour de quinze ans la plupart des jeunes gens, un jour ou l’autre, font ce qu’ils pensent être des poèmes, sous forme de vers rimés, de rap, de slam, de chansons, que sais-je : soit, d’une façon ou d’une autre, fréquente du « poétique ». Ne serait-ce que par envie de séduire une personne envers qui l’on a un coup de cœur… Cette phase « jeunesse » peut durer, mériter de durer, se compléter d’expérience : aboutir à un adulte qui ne mépriserait pas son enfance, n’en serait pas volontairement amputé parce qu’il y voit de la faiblesse, de l’enfantillage, de l’irréalisme, éventuellement même du risible.
Sous cet angle qu’on pourrait, comme jadis, nommer temps du « placet galant », il existe une fonction sociale de la poésie, certes ; la même envie d’être estimé sans doute qui pousse certain(e)s plus tard à vouloir être publiés, en livre, en revue ou en blog sur internet, ou à lire leurs écrits dans des cercles littéraires, des lieux de conférences, les bistrots de poésie. Mais dans cette affaire, je distingue deux états d’esprit : celui, disons, des bâtisseurs de cathédrales qui cherchent à ce que la lumière soit projetée sur l’œuvre et non pas sur celui qui l’a élaborée, parce que c’est le contenu de l’œuvre qui importe. Et tant pis pour l’intérêt financier (à la différence du roman moderne!) « Donne ton temps gratis, si tu veux garder un peu de dignité… » notait Élytis.
Il y a d’autre part l’état d’esprit des auto-entrepreneurs, ceux qui n’ont pas confiance dans le jugement de la société sur leur poésie, veulent l’imposer par intime conviction quant à leur qualité personnelle (euphémisme pour « leur génie »), et en dernière analyse des auteurs qui publient donc pour que l’œuvre fasse office de projecteur qui les éclaire eux, leur obtienne un statut particulier, leur vaille éventuellement des avantages matériels, fruits d’une reconnaissance dont ils éprouvent durement le manque.
Le premier cas est celui qui m’inspire le plus de respect, même si je peux comprendre l’état d’esprit des seconds, en une époque où toute starisation, petite ou à fortiori grande, semble le but ultime, un ersatz du paradis, à en juger par les médias qui consomment de la star matin midi soir et même à minuit. Vue du parterre, la considération glorieuse dont sur scène la star est enveloppée, sa divinisation, en une société tronquée de son antique spiritualité, a de quoi étourdir par ses perspective de luxe, de pouvoir, de facilité apparente, de volupté : le rêve vendu par les séries télévisées type « puissance amour gloire et beauté » en somme ! (Si l’on vise à cela, le chemin de la poésie n’est pas vraiment celui qu’il faut choisir, ajouterai-je en confidence…)
Il peut apparaître de grands poètes qui appartiennent à l’une ou l’autre mentalité. Heureusement la charge poétique d’une œuvre ne dépend pas de la position socio-psychologique de son créateur ! Cependant, du point de vue de celui qui est auteur et qui voudrait se faire une idée de la valeur de son travail, j’ai moins confiance en l’œuvre qui prend de l’importance par une stratégie d’entregent, de promotion, de publicité, visant à la célébrité, que dans l’œuvre qui aura tracé son chemin seule, parce que l’auteur sait qu’il n’y est responsable que du geste matériel de l’écriture mais aucunement de son contenu spirituel (au sens profane du terme). Dans le premier cas, sur les quelque cinquante mille (recensement 1995) recueils de poèmes publiées par an, que de livres autour de tels desquels leurs auteurs (et éditeurs) ont su organiser un tapage magnifique, sont tombés quelques temps après dans l’oubli qui trahissait leur vacuité, inaperçue ou savamment voilée à l’époque où ces livres et leurs auteurs étaient à la mode.
Pour moi, la poésie n’est pas un sandwich, un bien de consommation dont on use une fois et qu’on jette à la poubelle comme un roman de gare qu’on ne relira pas deux fois. On reconnaît le poème parce qu’il ne s’use pas, parce qu’il est une expérience mentale, consanguine à la prière, dont on ne saurait se lasser parce qu’on a lu ledit poème un jour. Ou alors ce n’est pas du poème. C’est juste du langage au même titre qu’un article de journal ou un prospectus de médicament. Car le poème ne vise pas tant à être un « savoir utilisable » – de l’information – qu’un état d’esprit dont on s’augmente, une mentalité « utilisable (ou non) », précisément issue d’une expérience particulière, originelle, de la langue, de la langue maternelle.
J’insiste au passage sur le mot « maternelle ». Peut-être sous l’influence d’un passé de musicien, j’accorde une grande attention à la langue du poème, en ce qui concerne le ton, les inflexions, les sonorités, le rythme. Pourquoi ? Parce que la « musique » de la langue, avant sa signification, s’est inscrite dans la mémoire de l’enfant plusieurs mois avant sa naissance. Autour du 7ème mois dans le sein maternel, l’enfant entend, il perçoit les sons. Sons du corps maternel, dont se souviendra inconsciemment un Maurice Ravel par exemple, en orchestrant à l’occasion des borborygmes humoristiques au basson ; ou sons extérieurs perçus à travers la paroi abdominale, conversations, musique, etc. Sons qui se trouvent associés aux réactions et humeurs de la mère, déclenchées par les hormones et transmises au fœtus par leur circuit sanguin commun. Ainsi l’enfant naît avec des liens inconscients établis « traumatiquement » dans son cerveau : telle inflexion = rage, telle autre = tendresse, telle autre = discussion neutre, débit rythmique précipité = angoisse, etc. Le nouveau-né reconnaît immédiatement au ton l’état d’esprit des congénères qui l’environnent.
Ainsi, les premières significations symbolisantes, inoubliables, à l’origine du sens du langage chez l’être humain, sont déjà établies quand survient la naissance. Il restera pour le bébé à vérifier ces repères, à les faire concorder avec des situations, les confirmer, les développer dans le nouveau monde extérieur en lequel il a été expulsé. Il faudra qu’il apprenne à n’interpréter point un rire aux éclats comme un bruit de colère. Il s’ensuit que rythmes et intonations de la parole (dite ou mentale), si abstraites qu’elles soient (donc physiques et concrètes!), ont sur l’émotion une influence décisive, qu’un poète doit se garder de tenir pour négligeable.
Ce phénomène importe beaucoup, car l’attention que le scribe lui porte est l’un des facteurs qui différencie la poésie du « beau langage intellectuel ». C’est aussi ce qui rend les poèmes intraduisibles, parce que la signification instinctive des vocables, des signifiants sonores et de la façon de les émettre, est différente dans la langue d’origine et dans la langue d’accueil. Traduire le seul sens dénotatif d’un poème sans transposer au mieux le « reste », aboutit à des traductions qui ont perdu l’essentiel en perdant les accents à significations émotives, c’est-à-dire perdu la magie poétique.
C’est ce que le « choc verlainien » nous apprend. En effet, quoi de plus banal et facile à traduire que « les sanglots longs des violons de l’automne blessent mon cœur… » dans la plupart des langues. Et pourtant l’intense poésie de Verlaine dans ces vers, en traduction se ramène à une confidence un peu lyrique de courrier du cœur. Ce qui était poésie apparaît, dans une autre langue, comme une phrase assez joliment tournée qui énonce un moment de « déprime ». Les étrangers qui lisent cela ne consentent à l’admettre « poème » qu’en faisant confiance au statut de célébrité du poète français qui en est l’auteur.
En revanche, dans la version originale du poème, tout un fin travail d’ajustements rythmiques et sonores, spécifique de la phonétique française (-e muets en fin de rime par ex.), et du « style » de Verlaine, produit une émotion, je dirai « viscérale », quasi métaphysique, telle que le poème en devient inoubliable au lecteur de langue maternelle française. C’est probablement le même phénomène – je vais y venir – qui m’avait percuté à la lecture de « Votre âme est un paysage choisi » : en l’occurrence, pour le garçon que j’étais à l’époque, les masque et bergamasques, les marbres et les jets d’eau, le clair de lune, bref, le tableau de fête galante façon Watteau n’avait guère de rapport avec les préoccupations de ma vie d’élève interne. À eux seuls, ces éléments ne m’eussent pas touché. Mais alliés à l’intangible de la « musique » de ma langue, ils offr(ai)ent une expérience bouleversante pour la sensibilité. La mienne en tout cas…
Certes, il faut en général – miracles exceptés – à l’œuvre livrée à elle-même davantage de temps qu’à l’œuvre « promue publicitairement » pour qu’elle trouve un public (à supposer qu’elle en trouve un), mais l’estime qui lui est alors portée est moins superficielle, moins éphémère, et probablement capable d’apporter davantage aux humains qui se découvrent et se sentent l’âme enrichie grâce à elle. Ce qui me ramène à la question de l’expérience poétique telle qu’à titre singulier, elle m’est advenue, « sui generis » dirai-je. (Je ne préjuge en rien de la forme qu’elle prend chez les autres réputés « poètes », et je ne la donne pas pour exemplaire. )
Le premier choc dont je me souviens d’avoir eu conscience, c’est donc en lisant, imprimé en vert, « Votre âme est un paysage choisi / que vont… etc… », le poème de Verlaine que je viens d’évoquer. (Pourquoi en vert, parce que c’était le choix de l’imprimeur du Memento Usel consacré au commentaire de texte, du temps où j’étais collégien.) Le poème sans prévenir m’avait projeté dans un monde insoupçonné. Ce que n’avaient réussi ni Musset, ni Vigny, ni Lamartine, ni même Hugo : non que j’eusse pour ces auteurs du mépris ; tout au contraire, j’avais appris de mes professeurs à leur trouver un attrait respectueux. Mais aucun ne m’avait empoigné de la façon ineffable, vertigineuse, du poème verlainien. Dès lors, j’ai dévoré Verlaine, puis Baudelaire et Rimbaud évidemment… Et depuis, une infinité d’autres dans les langues auxquelles j’ai pu avoir accès. Peu de poètes cependant m’ont percuté l’âme de la même révélation que l’auteur de La bonne chanson.
À l’époque néanmoins, il ne m’est pas venu à l’idée de fabriquer des poèmes moi-même ; ce n’est arrivé que plus tard. En effet, quand j’eus épuisé ma quête du même choc étourdissant qui m’avait été procuré par « Votre âme est… etc. » sans en retrouver l’intensité chez aucun autre poète, déçu comme un drogué qui n’éprouvera jamais plus la révélation (mortelle) suscitée par son premier shoot, j’ai envisagé alors de me servir moi-même : je veux dire de me piquer de poésie, discrètement, pour mon usage strictement personnel, comme une activité extérieure à toutes celles, officielles, qui me requéraient à longueur de journée.
C’est devenu très progressivement, insensiblement, une activité captivante, un plaisir coupable, un besoin qui parasitait le reste. J’étais forcé de limiter la part de ma vie que ce parasite contaminait, pour éviter le naufrage des études indispensables à ma future existence. C’était d’autant plus rude et difficile qu’ayant été dix ans assez gravement malade, je me pensais condamné et ned me voyais pas vraiment d’avenir sur cette terre ! Je m’intéressais donc surtout à connaître, en désordre, le maximum de choses de l’univers qui m’entourait, avant de devoir le quitter.
Passablement de temps a passé… Puis le choc que j’espérais, que j’appelais, s’est enfin reproduit, tout à fait autrement que je ne l’avais envisagé. Je veux parler de la rencontre, lors d’une conférence donnée sur le thème de « l’Absolu » par mon ami Carlo Suarès, d’une personne blonde et vive, dont la présence inopinée m’a ébloui au point que j’ai su dans l’instant que vivre sans elle n’était pas concevable. C’était Aïlenn. Et c’est sous l’impact de cette présence que mon activité essentielle, hors travaux alimentaires, s’est portée sur la poésie, indissolublement fusionnée désormais avec Celle qui en était pour ainsi dire la figure émotive matérialisée. S’est alors produit ce que j’appellerais le premier dédoublement.
En effet, il y avait la voix de tous les jours, le garçon ordinaire, puis une seconde qui regardait et commentait la relation nouvelle avec Aïlenn, c’est-à-dire avec ma vie. Au bout d’un certain nombre d’années, de bouts de papiers et de pages diverses écrites sous injonction de cette présence qui générait telle voix seconde incitant à consigner ce qu’elle disait, je me suis résigné à cet invasion intérieure du poétique. Consentement qui a coïncidé avec ma découverte des poèmes d’Odysseas Elytis, lesquels m’ont impressionné suffisamment pour que je me mette, pour mon propre compte, à traduire Maria Nefeli, puis Axion Esti, sans ambition de publication à l’origine. En parallèle, s’accumulaient des textes personnels qui deviendraient La Pierre Amour. D’un côté, je traduisais à partir d’une voix grecque nouvelle, de l’autre je traduisais à partir de la voix silencieuse qu’Aïlenn suscitait par sa seule existence rejaillissant sur tout. Imprégné d’Elle, le monde en moi se changeait en un tourbillon, fait de Je, de Tu, de Ils, de Nous, (etc.) auxquels seule ma langue et l’écriture donnaient de trouver un ancrage à quelque chose de stable : eh oui, mon « je », tu commençais ton expérience…
Observe-toi poétisant comme un entomologiste observe le scarabée qui pousse sa boule de crottin solaire. Te voici à n’importe quel moment pressé par le vertige léger d’écrire une ligne, qui a fait irruption dans ton esprit au milieu de tes pensées, comme au bowling la sphère impitoyable roule, écarte et fait choir des quilles. Si tu n’écris pas cette ligne immédiatement, il te restera une insatisfaction en travers du cœur, un malaise qui durera des heures, une frustration qui récidivera, ne te laissera pas tranquille, te rendra odieux à ton entourage et sera d’autant plus exaspérante que tu auras oublié l’exacte formule qui t’avait été suggérée. Alors si la possibilité t’en est laissée, ce qui est souvent le cas, tu notes brièvement l’essentiel sur un bout de papier, sur un ticket de métro, sur l’un des carnets que tu gardais toujours avec toi, sur le bloc note de ton téléphone.
C’est alors comme si tu serrais dans ta poche une clef. Plus tard, ayant devant toi des moments de disponibilité plus favorables, en consultant cette clef s’ouvre la suite, une page ou davantage quelquefois, dont elle était l’amorce essentielle. Le texte complet, une fois rédigé, sera remisé, avec d’autres, pour une durée qui va d’une semaine à des années. Périodiquement, cette accumulation est consultée, corrigée ici ou là d’un détail, re-rangée, ultérieurement re-triée. Au cours de ces révisions, il arrive qu’un ou plusieurs écrits donnent le sentiment de ne plus être perfectibles. D’être « mûrs ».
Une maturité qui est un certain état d’imperfection, ressenti comme acceptable : le poème, faute d’atteindre à son « parfait », doit du moins être poussé jusqu’à cette forme d’imperfection particulière qui offre le charme de l’inachevé comme tremplin vers la part de rêve qui le parachèvera. Il doit avoir pour ainsi dire « l’imperfection de l’Ouvert » (Ce que l’on peut relier à Rilke ; et à Michel Deguy mentionnant, à propos de l’esthétique contemporaine, « la ruine comme contour spirituel »). Ces écrits tu les extrais, tu les reconsidères ; tu les transcris sur le traitement de texte d’un ordinateur pour qu’il soient anonymisés, dépersonnalisés, déshabillés de la manuscripture qui les imprègne de sa subjectivité visuelle et gêne le jugement, parce qu’on trouve facilement génial, ou nul, tout ce qui de façon patente vient de soi.
Une fois cette étape réalisée, tu commences à scruter ce qui s’est dit et sa formulation, en cherchant si elle correspond précisément aux idées que le texte dicté, noté « au fil de la plume », entendait exprimer. Tu vérifies notamment que chaque groupe signifiant, chaque vers, en rythme et nombre de syllabes correspond à sa symbolique numérologique, de manière à ce qu’un squelette arithmétique secret renforce de son architecture invisible ta composition de langage. Si nécessaire, tu remplaces un vocable trisyllabe par un mot qui ait une syllabe de plus, ou de moins, et qui sans altérer le sens général, permette d’obtenir la sonorité ou le chiffre utile : par exemple, un vers qui fait allusion à la création, ou qui a pour thème l’harmonie du monde, tu t’efforceras qu’il tienne en dix syllabes ; un autre qui fait allusion au soleil, à la vie intime, ou à la beauté, sera de 7 (ou d’un multiple de 7) syllabes, etc. Si la tonalité dominante est relative au « vrai », tu vas user de 4, ou d’un multiple de quatre, syllabes. Il y a un peu de la tétraktys là-dedans… Tu aurais aimé rencontrer Pythagore !
Il te faut aussi à mon sens, écouter le naturel de la langue, ses modulations plus subtiles que dans les autres langues latines ; car même si le français n’a soi-disant pas de longues ni de brèves comme le latin, l’ancien grec, ou l’allemand, il s’y passe des accentuations musicales, des modulations complexes ; elles existent mais se déplacent selon le ton et la structure de la phrase ou du vers. Quand Hugo écrit l’alexandrin : « les lourds canons roulant sur le pavé des villes », les sonorités n’en sont pas choisies au hasard ; il y a conjonction entre le signifiant oral, les vocables, et le signifié du vers, ce qui contribue passablement à sa force évocatrice. C’était ce que quelqu’un, Baudelaire ou peut-être Flaubert, appelait « passer au gueuloir ». De nos jours, on lit beaucoup de recueils écrits en vers dits « libres », voire en prose, en piézographie. Il n’est pas certain que ce soient réellement des vers. Plus incertain encore qu’il ne s’agisse pas de texte affublé d’une apparence de poésie, aussi dénuée de réalité que la mue de serpent vide en travers du chemin. On peut respecter la prosodie sans que le poème ait de vie véritable, on le sait bien.
Autrement dit, les vers sont d’une autre essence, même s’ils peuvent en avoir l’apparence, que de la « prose coupée » entourée de blancs. Ils se doivent d’être habités. Il faut que la formule du vers communique par sa vivacité une impression d’incontestabilité, le sentiment que « si c’est écrit comme ça », c’est que cela vit ainsi quand cela s’écrit, et que cela refuse en l’occurrence d’être écrit autrement. Si ce n’était pas le cas, le caractère sacré, animé, rituel, des vers du poème serait perdu et la poésie avec lui, y compris lorsque le poème est « en prose », lorsqu’il a pris l’ample vêtement de la prose : par exemple dans Gaspard de la Nuit.
Bien entendu, tu ne présentes ici qu’un principe, dans une version un peu simplette. Cette affaire, dans la pratique, est plus subtile à doser. Suite à l’expérience justement. Il ne s’agit ici que d’en donner une idée. Ajoutons que ces « règles », de manière analogue, s’appliquent à la composition d’un recueil, de ses parties, régissent mille autres détails : les citations choisies, le nombre de lettre des titres. Cette préoccupation s’exerce s’il s’agit du poème en prose, mais nullement s’il s’agit de prose ordinaire. (Encore que, grâce aux ordinateurs, on puisse aisément connaître aujourd’hui le nombre des mots d’une préface ou d’un article, retenons-nous d’entrer dans l’absurde.) Si le regard doit être à la loupe pour la poésie – dans ton idée –, pour les autres textes : liberté complète ! En effet, à la différence des textes ordinaires qui informent, les poèmes doivent faire davantage : être solides, durer, ménager à volonté, par un mécanisme « horloger » qui résiste au temps, la recréation miraculeuse du choc qui lui a donné naissance. Même un poème qui semble nonchalant ne saurait s’être écrit nonchalamment, un poème naïf, naïvement. Ce qui ne signifie pas non plus que l’expérience d’écrire un poème implique automatiquement crispation, tétanisation. L’expression, choisie par René Char, d’« une sérénité crispée dans l’écriture, correspond assez bien à cet état ambigu.
J’en reviens à la question de l’expérience du scribe. Il arrive qu’elle prenne parfois la tonalité d’une corvée, mais c’est rare. C’est en général une satisfaction et un soulagement, comme lorsqu’on a délivré à quelqu’un une vérité qui nous pesait sur le cœur. Quand même on sache que probablement personne ne connaîtra ce qui vient de surgir, qui restera dans les papiers ou finira froissé en boule dans la corbeille. Il n’y a donc pas « d’arrachement » quand l’autre ou les autres voix surgissent, plutôt un accueil, un consentement face à la visite du multiple inconnu qui survient, invisible comme le vent, apportant avec lui un poème infini que le poème en mots s’efforce de changer en énoncés doués d’éternité ; autrement dit, l’expérience (exaltante) est « d’assurer le salut d’une parole », selon l’expression de Joe Bousquet, – non le salut du parleur. (Encore que le salut du parleur en soit fréquemment un des résultats collatéraux : j’entends que la poésie a, par exemple, incontestablement sauvé le poète de Carcassonne, grand blessé de guerre.)
Depuis toujours, le scribe se demande d’où ça parle, comme on disait assez volontiers aux beaux jours du Structuralisme et de Tel Quel (Pas si beaux que cela!). Il serait commode de répondre « de l’inconscient », « du Logos », « du Pneuma (St Esprit) », mais il me faut avouer que pour ma part je n’en sais rien. L’impression est qu’une entité, qui est à la fois moi-même et une autre personne amplifiant soudain les ressources de ce moi, prend sans autorité, naturellement, la direction des opérations dans ma langue française, y instaure une sorte de danse de pensées à un rythme variable, tantôt d’une tristesse insondable, tantôt d’une joie burlesque, le plus habituellement d’un sérieux qui se veut léger, une danse de la parole qui ressent un besoin de garder l’aspect du naturel à travers sa transe – laquelle exceptionnellement est capable d’amener soudain à couvrir d’une seule traite soixante ou soixante-dix pages, en environ sept heures ininterrompues dans les cas où cela m’est arrivé. Impression d’une extrême étrangeté, de liberté paradoxale : une disponibilité à la langue par laquelle on entre dans l’Immense.
Naturellement lorsque survient une telle crue fébrilement transcrite sous la dictée de l’autre, il importera ultérieurement d’opérer une sélection du plus remarquable. Sélection difficile face à des écrits qui semblent enveloppés d’une sorte d’aura de sacré que j’ai beaucoup de peine à franchir. D’autant qu’il m’est arrivé de repousser des pages dont je n’ai compris la portée ou le sens, qu’en les relisant des années après. Et parfois je me suis mordu les doigts d’en avoir jeté certaines à la poubelle, persuadé que j’étais de leur inanité. Sur ce point, j’avoue que souvent mon premier sentiment, une fois tracée la dernière ligne, est d’avoir pris de la cendre pour de la braise. J’ai toujours le sentiment d’avoir trop faiblement transcrit ce qui chuchotait dans mon esprit . L’exaltation qui faisait surgir le poème, qui promettait tant, à la relecture immédiate se change en abattement. J’y vois une parenté avec la magie de certain petit dieu archer qui faisait dire aux romains « post coïtum animal triste » !
Une facette de la pratique poétisante qui suppose implicitement que l’attrait poétique est partout ; qu’il y a dans le goût, ou le besoin, de poésie, un désir de monde, un besoin originel de se façonner une interface qui ferait « monde » entre nous et l’univers inexpliqué où nous fûmes jetés en nous séparant de la Mère. Comme si l’expérience de la poésie était le ravaudage (les gens à la mode disent « résilience ») par quelqu’un en nous, d’une blessure natale, un traumatisme de la naissance enfoui au fond de notre chair et oblitéré par l’oubli. Et qui entraîne en même temps, de la part de « l’autre soi», un exercice de déception (manifeste dans le moment de la chute du sonnet, qui congédie le lecteur – exemple : « ferme les branches d’or de son rouge éventail »…) parce qu’il faut se déprendre de l’évidence, indicible et absurde, en sorte de laisser, de confier, au langage poétique (cette interface) une manière d’historique de notre confrontation durable au chaos : historique destiné à ce que la vie humaine ait un minimum de sens, prenne une direction qui ne soit pas automatiquement celle du Temps, ou celle dont une civilisation et son idéologie reçue nous imprègnent. C’est alors consentir à ce que l’autre, le « tu » du poème dont le silence ne se tait pas, nous rende à nous-même, à la possibilité d’être, je veux dire d’être en connaissance de soi, de grandir sans pour autant étouffer l’enfant qui en nous élaborait le monde, celui doué de « l’ingenium » des premières années.
Je considère dans cette optique la formulation en poème : elle constate, elle oxymore, elle métaphorise, compare les incomparables, parabolise, hyperbolise, allégorise, exploite toutes les figures du discours pour faire entrevoir ce qui est, c’est-à-dire le plus souvent, l’invisible, le non-remarqué, le non-reconnu. Elle ressemble à quelqu’un qui ment ou qui plaide le faux pour obtenir, pour faire apparaître le « vrai ». Qui révèle. Car évidemment en poésie chacun sent bien qu’aucun énoncé n’est à prendre (seulement) au pied de la lettre. Que, quoi que le poète ait écrit, les « nuages de coton » de la vieille métaphore n’existent pas, non plus que « l’éternité qui bâille sur les sables » de St John Perse. Il n’empêche que derrière cette fausseté, l’on perçoit fort bien ce que l’on veut nous donner à percevoir.
Ce qui en émane est que l’expérience du « je » qui relit l’écrit murmuré par le « tu », est de se distancier pour percevoir ce qui, quoique restant terre à terre (« terraqué », disait Guillevic), se dit au-delà du ras des mots. L’acte poétique est l’expérience de la vie en son monde « symbolisée », parlant à propos d’elle-même comme on contournerait une censure ; et cet « elle-même » est connecté, par une forme d’amour, à la nature humaine en soi. Raison pour laquelle il arrive que d’autres personnes humaines retirent du poème, en le lisant avec leur propre voix intérieure, une reconnaissance de ce qu’elles sont.
Expérience de la vie et de la poésie se confondent alors en une multiple et unique conscience du vécu. C’est exactement cela qui dans mon esprit, par différence avec l’expression « univers matériel » désignant un mystère chaotique, mérite la dénomination de « monde ». J’entends par « Mystère chaotique » l’univers éprouvé comme matériel auquel naître nous donne accès sans mode d’emploi ni explications ; un univers que la science peine à connaître, laquelle n’est qu’un schéma mental, fait d’hypothèses répondant à des observations, schéma insuffisant puisque plaqué sur un réel qui, quels que soient ses progrès, toujours échappe et conserve une part d’indéfinissable. Un univers auquel la pensée scientifique voudrait donner un ordre théologique, puisqu’elle en recherche « l’unité » : ainsi Einstein, qui était parvenu à trois équations célèbres et qui est mort en cherchant à les réunir en une seule, à démasquer Dieu en quelque sorte, sans y être parvenu.
Un « monde », c’est autre chose. De monde, « cosmos » au sens grec, je pense qu’à l’évidence chacun, chacune, possède le sien, et chaque civilisation aussi ; ce qui fait « monde » c’est l’ensemble de ce qui ordonne les relations d’un individu (ou un groupe, une société, selon l’échelle) avec tout ce qui l’entoure ici-bas : ce qui compose sa « culture », sa mentalité, la logique de sa vision des choses, les connaissances acquises, la façon de penser collective à laquelle il participe, tout ce qui contribue à composer ce qui est issu du résultat d’une âme (collective ou individuelle) confrontée au réel, c’est-à-dire la réalité que façonne sa personnalité.
Or ce façonnement est issu de l’élan créateur, du rêve ordonnateur de chaos (plus ou moins avancé), qui est la poésie même, laquelle existe en silence, chez l’enfant, avant qu’elle ait éventuellement accès à la parole et à l’écrit. Ce qui dans la prime jeunesse, des peuples ou des individus, aboutit à ces trouvailles qui nous étonnent volontiers par leur expressivité : les peuples « premiers » avec leurs intéressantes langues imagées, l’Aymara, le Hopi, par exemple ; ou l’enfant au langage encore limité qui, voyant des cygnes, les appelle des « canards majuscules ».
Qu’on en ait donc conscience ou non, la poésie est partout et en tout. Elle parle de tout sans cesser de parler d’elle-même. Elle est liée au désir de se saisir à tout propos d’un sens cosmique (Deguy parlait de « la Terre riche en mondes ».) De sorte que l’expérience poétique se résume – ad libitum, si l’on en ressent l’intérêt – à débusquer la poésie en soi-même : cela aussi bien en écrivant, lisant, traduisant du poème, qu’en vivant et « habitant poétiquement cette Terre » (expression fameuse de Hölderlin) – ce qui restitue à notre réalité terrestre fanée par l’habitude beaucoup de sa qualité originelle. La poésie ainsi contribue à modifier notre vision dans le sens d’une attention neuve, lucide et bienveillante, ajoutant un regard à notre regard jusqu’à lui conférer l’aptitude à ce qu’au travers de la banalité quotidienne d’ici-bas, notre vue (j’entends « vue » au sens de : Vous « voyez » ce que je veux dire.) détecte dans chaque chose et chaque expérience de la vie, un peu de la fraîcheur du Paradis, un peu de la phosphorescence secrète de l’Éden disparu – laissant imaginer implicitement qu’il pourrait être toujours là. Ainsi, disait Odysseas Elytis, on reconnaîtra que : « Le paradis est fait des mêmes matériaux que l’enfer. »
20/11/2024