Je me souviens d’un de mes anciens poèmes qui se termine par ces mots : « la longue strangulation du monde par les nombres ». Quand on étudie on mesure et la mesure que nous prenons des gens et de la terre est terriblement réductrice. Nous avons taillé, peut-être, à partir de nos mesures, un habit trop petit pour la terre, nous lui avons mis un carcan autour du cou. Je m’intéresse, depuis très longtemps déjà, à ce que l’on appelle aujourd’hui l’Écologie. La terre étouffe dans ce vêtement que nous lui avons fait porter.
La notion de progrès n’a pas beaucoup de sens en ethnologie, vue sous cet angle. Encore bien moins pour un poète, pour un artiste. L’œuvre picturale des gens du Paléolithique, la pensée grecque ou celle de l’Asie au V° siècle avant notre ère, n’ont rien à envier à des productions plus récentes. Quand l’artiste parcourt les musées, il ne rencontre que des égaux (indépendamment du niveau propre à chacun), l’ethnologue aussi, à sa façon. Certaines sociétés ont développé plus que d’autres tel ou tel comportement, mais le fond reste le même.
Les indiens transportés au cœur de nos sociétés n’ont guère été impressionnés par le spectacle des villes de type occidental, c’est-à-dire par nos progrès matériels. Les poètes ne le sont pas davantage, si l’on en juge par leur production. Le monde moderne se trouve largement absent de la poésie, même contemporaine.
Pierre Dhainaut note, dans un entretien, « que (la poésie) ignore si fortement, si tranquillement quelquefois, ce qui caractérise une civilisation comme la nôtre, qu’elle est la plus grande force critique dont nous disposions. » (Source n° 6)
Le touriste, lui-aussi, dans un partage décisif, ne s’intéresse pour l’essentiel qu’à la mer, à la montagne, à la forêt, aux sables et aux pierres du désert. Il visite les châteaux, les musées, les paysages. Il s’écarte.
On pourrait s’interroger sur cette rencontre involontaire de l’ethnologue et du poète (sans parler du touriste), méditer sur cette double « ignorance », qui rejoint celle des « primitifs ». Ignorance qui n’est pas du mépris. Mais, on le constate, au moment où ils écrivent, les poètes n’accordent pas, semble-t-il, une grande importance à notre monde. Notons ici que pour certains écrits spirituels les gens vivent dans ce monde mais ne sont pas de ce monde.
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La poésie porte une sorte de révolution qui tourne les êtres vers des considérations auxquelles ils échappent le plus souvent. Autrement dit, elle les ramène à leur véritable dimension. René Char m’avait écrit, à propos de mon premier recueil édité, en insistant sur cette « parole qui nous augmente ».
A quelqu’un qui lui demandait ce qu’il fallait pour voir la peinture, Derain répondait : « un bon fauteuil ». Boutade, mais remarque profonde. Il faut du temps, du silence. L’art est contemplation et apprentissage de la contemplation.
Il faudrait dire, paraphrasant le Tao chinois, l’univers dont on peut parler n’est pas l’univers. Je ne crois pas que l’avenir soit dans les étoiles. Au contraire, nous en venons. Même si nous allons habiter là-bas, plus loin, nous ne ferons que changer de place. Nous y sommes déjà. C’est le même monde. On parle souvent des miracles de la science, mais ils ne font qu’imiter ceux de la nature et ils en font partie. Le miracle humain, s’il existe, est d’une autre nature. C’est sans doute ce dont parle la poésie.
Le silence des morts reste le même que celui des vivants, témoignant de la même absence qui rejoint la seule présence. Silence des pierres, des arbres, des étoiles. Les réponses ne peuvent pas prendre la forme d’un savoir explicite. Les gens qui s’adressent au silence, qui s’engagent dans cette voie, la seule peut-être, écoutent l’inaudible, regardent ce qu’ils ne voient pas. Là réside l’identité mystérieuse.
Sur les tombes, dans les cimetières, ne figurent que deux dates : naissance et mort. Ce sont les seuls événements de la vie humaine… « la mort et la naissance/gestes de ce corps mal connu » (inédit). De ce qui se passe entre les deux on ne sait pas grand-chose. Il ne reste rien, ou à peu près rien. Mais, disait Rilke, je sens que toute vie est quand même vécue. Autrement dit, chacun vient pour « quelque chose » qu’il est le seul à pouvoir faire et qui ne regarde que lui (à l’image du Christ des Évangiles ), dont on ne sait rien, lui non plus sans doute, au moment où il le fait. Mais c’est fait. Nous n’existons pas autrement que la vie. Il n’y a personne d’autre. Il n’y a personne.
J’ai reconnu la poésie comme infinitive, adonnée à une connaissance fondamentale plutôt que conjuguée aux personnes. Pour ma part, une écriture concise à la limite de l’existence du poème. « Une forme qui, selon Georges Jean (préface de Rivages1), se signale par sa densité, son absence presque totale de l’emphase lyrique qui encombre tant de recueils. En quelques mots, avec des rythmes comme enfouis, paradoxalement, le silence parle. »
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La poésie n’est pas l’invention d’un individu mais l’affleurement du réel, perceptible à cet endroit. Aujourd’hui, l’absence d’intérêt pour la poésie se trouve en rapport avec un aveuglement vis-à-vis de la réalité elle-même. Pour les journalistes seul l’accident fait événement, tandis que la poésie contemple ce qui est toujours. Nous ne voyons pas ce que nous voyons. Nous n’avons pas ce que nous avons. C’est pourquoi, de surcroît, nous avons toujours besoin d’autre chose.
Nous ne savons rien. Nous le sommes. C’est autre chose. Dans cet ordre les sciences n’apportent pas de véritables réponses. Au mieux elles nettoient le regard. Sartre disait à la fin de sa vie : « Il y a l’être humain avec ce qu’on en voit et ce qu’il perçoit lui-même, ses faiblesses, ses incohérences etc. Mais il y a cette ressource profonde dont il ne dispose pas. »
L’art accède à ce domaine dont nous n’avons pas la disposition, parce que nous sommes à côté de nous-mêmes. Une ancienne déportée a écrit : « Les camps ont été le lieu de la plus grande beauté. ». Le moine Zen immobile contre un mur, l’ermite, l’artiste qui s’attache à sa solitude, quittent pour le silence. « Écoute ce qui ne vient pas/regarde ce qui n’apparaît jamais/le reste n’existe pas plus que toi. » (L’Usage du Ciel2)
L’écriture est un don, non pas tant comme une capacité spéciale qui pourrait paraître admirable dans certaines circonstances, mais plutôt à la façon d’une attribution reçue. Faites cela. Ai-je fait cela ? Au fond c’est toute la question.
1 Rivages, Le dé bleu, 1997
2 L’Usage du ciel, Souffles ,1997