Il est souvent nécessaire, pour quiconque entre dans une œuvre digne de ce nom, qu’une accoutumance et un effort lui soient demandés. Un charme particulier, un rythme propre peuvent bien sûr immédiatement nous envoûter – qui ne le serait pas dès les premiers vers de la Divine Comédie ou les premiers échanges d’Hamlet ? – Mais il en est d’autres qui supposent plus de temps tant l’atmosphère qui s’en dégage nous dépayse. Brise l’attente. Force notre présence à sortir d’elle-même.
L’Invention de l’espace est de ceux-là et nous force à faire face au fait qu’il y a l’ordre des choses et l’ordre du verbe. L’ordre des objets et du corps marqué du sceau du déterminisme le plus plat, et celui du poème chez qui « l’ordre » – au double sens du mot – n’est pas donné. Dans le lieu du poème, le système ne préexiste pas. Pas même celui du dévoilement des possibilités de l’espace dans lequel se déploiera le dire du poème. Ici, Jean-Louis Giovannoni nous plonge dans l’étrangeté d’un espace qui n’est plus perçu comme la condition de possibilité telle que la définissait Kant, mais au contraire comme ce qui en limite l’expansion. Paraphrasant Aristote, nous pourrions dire que l’homme est par essence un animal grégaire. En cela, il s’apparente à l’objet dans son obsession à ne jamais chercher à s’échapper ou à se détacher – rester emmassifier – si bien que la racine, chez lui, laisse la place à la chaîne.
Qu’en est-il de cette litanie d’injonctions qui nous envahit dès l’ouverture de L’Invention de l’espace ? Le lecteur, stupéfait mais persévérant, se confronte à cette nuée d’injonctions et d’interdictions au sujet du corps et des objets qui étouffent, écrasent, bloquent l’être dans un effroyable déterminisme. Les vers se succèdent et multiplient les injonctions et interdictions concernant le corps, l’objet, la chose. Le verbe devoir et le lexique du « droit » envahissent les pages jusqu’à satiété. Le corps, « la chose », « l’objet » semblent frappés par la malédiction d’un processus « physique », « répétitif », aliéné et aliénant. Nous ne savons plus si le texte déploie autre chose que des versets des « Tables de la Loi » car nul « Je » ne vient introduire, de temps à autre, les verbes. Seuls quelques indéfinis tels « tout » ou « aucun » prennent place, comme jetés là par un être omniscient édictant des préceptes : « Surtout / ne pas se détacher / du lieu / imparti à son propre corps. ». Or, de quoi s’agit-il précisément, si ce n’est, comme le précise cette strophe, de l’étouffement ressenti par toute masse n’obéissant qu’à un des deux ordres cartésiens nommé « l’étendue » ? Tel est le mystère évoqué par Jean-Louis Giovannoni, celui d’une forme soudaine de libre-arbitre qui gagnerait les « choses », masses inertes douées d’un étrange désir, celui « contaminer / l’espace1 » et de sortir de lui-même : « Imaginez / tout ce monde / enfermé dans son corps / rêvant de proliférer / d’envahir / de pousser ailleurs / de se multiplier / dans le corps des autres / d’être au présent / de toute chose2. ».
C’est ainsi à une étrange et fascinante méditation que nous invite le poète. Cette seconde personne du pluriel à l’impératif nomme le lecteur afin qu’il fasse lui-même l’expérience de ce qu’« est » le fait d’habiter l’espace pour s’ouvrir au poids infernal d’un regard que ne viendrait pas alléger le Verbe. Ainsi fait-il échapper à l’inertie « Tout ce monde / impatient / qui n’en peut plus / de se contenir » pour que nous-mêmes – lecteurs qui sommes amenés à vivre cette nouvelle vision de l’espace – imaginions ce que serait le fait de ne plus vouloir être dans cet espace qui ne serait plus infini, mais restriction, limitation sans limite, chape de plomb irrespirable : « d’avoir son dedans / dans le dedans / de l’espace / sans jamais pouvoir se dégager / sans jamais trouver de faille3 ».
La poésie se révèle parfois œuvre de dévoilement de la partie instinctive et active de l’être4. Elle est alors à même de laisser, peu à peu, l’âme se mettre à l’écoute des prémisses archaïques de la personnalité. On voit se déployer au sein du discours ce qui, en deçà de celui-ci, nourrit, déverse, traverse, fracasse les plus agissantes pulsions. Nul doute que ces dernières ne se propulsent depuis la plus archaïque antiquité. L’histoire de l’homme est l’histoire de ses douleurs effarées, admirations, terreurs, fascinations qui se sont ancrées si profondément qu’il n’est désormais plus à même d’en saisir la présence.
L’homme est d’abord affaire de pulsions, de peurs et de désirs dans lesquels la parole s’enracine.
Quoique cette vérité ait pour beaucoup toutes les apparences de l’évidence, il est à craindre qu’elle ne reste que du plat bavardage sans consistance pour causeurs assoiffés de répandre des énoncés qui, remplacés par d’autres tout aussi vides, seront immédiatement voués à l’oubli.
Il importe tout au contraire que l’existence de cette énergie vitale soit portée, vécue et expérimentée par les vrais poètes, artistes et penseurs. Alors se renoue, pour le regard et le cœur, le lien en réalité indissoluble avec ce que Spinoza nommait « Dieu, autrement dit la Nature ».
Entre l’authentique créateur d’œuvres intemporelles et le perroquet se meut un vaste univers…
Ce recueil, loin de « ressasser », se fait recueillement sur la hantise de ce qui échappe à notre conscience : « À peine le pied dans le fleuve / nous voulons l’entièreté du fleuve5 » ; « Tout est bien trop collé / pris par l’attirance / la nécessité de faire suite / de s’agglutiner6. » ; « Toujours cette peur de manquer / d’assise / d’être trop léger / de disparaître au moindre mouvement7. ». On y sent ce dévoilement de l’angoisse première de l’être, de ce cauchemar d’autant plus insaisissable qu’il remonte du plus profond de nous-mêmes : « Nous sommes de drôles de choses / doutant sans cesse du sol8 » ;
« Cet effort / pour adhérer à la terre / ne pas lâcher9. »
La mise en lumière de ce qui nous hante plonge plus profondément encore, là où, déraciné, l’être perd de sa substance. Les deux strophes de la page 37 sont à cet égard des plus éclairantes :
« Si nous aimons tant le vol des oiseaux
c’est que nous en sommes
le point fixe.
Ils bougent
et comme il bougent plus vite
que nous
nous devenons la stabilité
de leur vol.
Le déplacement du point de vue, du repère existentiel devient l’illusion rassurante d’où nous tentons de réinstaller l’ancrage fondateur de notre stabilité. Pour que le mirage de la sécurité se déploie, il faut à l’homme de grands mensonges, semblable à ce que Schopenhauer et Nietzsche nommaient le « voile de Maïa », cette grande illusion apollinienne permettant à l’homme de supporter la perception tragique du monde.
Une forme de quiétude s’amorce dès lors dans le phrasé des couplets10. L’être y devient l’origine du sens et de la réalité, donnant une portée orphique à son surgissement au monde :
C’est dans notre venue
que notre monde trouve un lieu
une terre.
On bouge
et le monde trouve son assise
Il suffit d’un pas
pour que le monde
commence.
Il y existe un salut que le poète, dans une expression du devenir du monde par les mots, fait passer par le Verbe. L’ordre des choses doit trouver sa voie dans l’ordre des mots. « On écrit / pour vider les choses d’elles-mêmes11 ». Le monde de l’âme libère le corps de lui-même : « Et si nos mots étaient / ce qui manque le plus à ce monde ?12 » ; « On forme un mot / et c’est un objet / qui prend assise / hors de sa forme. / Ce n’est pas un lieu / qu’il faut donner aux choses / mais une absence / un passage / où aller. » Et ce passage, c’est la forme poétique, le Logos, dans son sens héraclitéen, qui le fera jaillir :
Nos mots sont l’espace
qui manque à ce monde.
Nos mots
sont le bord du monde.
Le bord
qui manquait.
Ces strophes, que l’on trouve p. 53, ouvre la dernière partie – lumineuse – du recueil. Un vaste déploiement d’oxygène, de pureté, de respiration gagne la page où le vers, une fois exprimé, libère l’espace et offre l’inconnu dans le lieu du poème, comme l’exprime la page 58 :
Tout ce monde qui attend
que l’on creuse un passage
qu’on lui donne un lieu
où il ne sera pas
où plus rien ne le retiendra.
C’est une expérience de lecture qui ouvre sur une expérimentation de la saisie du monde. Le poème déleste le monde, lui permet de respirer à nouveau, et c’est ainsi qu’il « se soustrait / loin de lui-même / dans la tenue / du large. » comme l’énoncent les derniers vers du recueil.
Cheminement intérieur, ce recueil, éclaire cette fascination obsessionnelle de la limite de l’être même au-delà de laquelle l’être ne s’appartient plus. Le propre du poème est de déployer en son sein les mots pour désenclaver l’espace, oxygéner l’âme, et nous éveiller à cette antithèse fondatrice entre la massification écrasante et étouffante de l’objet – à laquelle se résignent par peur tant d’individus – et l’ouverture de l’enchâssement à partir de laquelle l’universalité se dévoile comme unité spirituelle.