La lecture des recueils de Gwen Garnier-Duguy répondent à cette belle affirmation de Jean Tardieu selon lequel « l’instable est (son) repos ». De même, on ressent dans Danse sur le Territoire, Alphabétique d’aujourd’hui, Enterre la Parole ou Le Corps du Monde, cette instabilité créatrice d’une âme pour laquelle la foi et le réel, la douleur et la lumière s’enchâssent et s’opposent sans jamais se nier. Il devient dès lors des plus enrichissants pour ceux qui aiment se mettre à l’écoute du dire poétique – qu’ils soient non croyants comme l’initiateur de ce site et interlocuteur de Gwen Garnier-Duguy, croyants ou simplement sensibles à la spiritualité – de s’ouvrir à cette traversée du verbe.
Dans le poème « Le Christ décloué », la présence du Christ est souvent évoquée au présent, ancrée dans celui-ci. Comment la présence actuelle du Christ s’intègre-t-elle dans l’acte d’écriture ?
Je ne sais pas si la présence du Christ s’intègre dans l’acte d’écriture qui est le mien. Je serais bien présomptueux d’affirmer une chose pareille concernant mon expérience poétique.
Vous faites référence à un livre, Le Corps du Monde, qui est lui-même une résonance d’un tableau fabuleux, d’un tableau historique du peintre méditerranéen Roberto Mangú, historique dans ce sens qu’il est l’une des œuvres majeures en art de ces trente dernières années, montrant le Christ comme dans la position du Crucifié, mais sans croix, au centre du corps d’un colosse. C’est-à-dire que Mangú a peint le Christ au centre de l’Univers, puisque le tableau se nomme Corpus Mundi, donnant ainsi une vision du macrocosme. La présence au centre du tableau a les bras ouverts puisqu’il n’y a pas de croix, embrassant ainsi tout l’être.
En peignant ce tableau, Mangú a « placé dans le voir », dans « notre » voir, l’image ontologique à la source de notre identité.
En contemplant ce tableau a surgi en moi une image, celle de Jésus descendant de la Croix et retournant marcher dans le monde qu’il a pourtant vaincu. Pourquoi ? Parce qu’il m’est apparu qu’il s’agissait aussi, pour moi, de vaincre le monde. Autrement dit de dépasser la dimension sociale de mon être pour atteindre à la véritable dimension de l’être.
Bien entendu, cela ne peut s’écrire qu’au présent puisque, même si Jésus a un caractère historique, il a aussi un caractère ontologique rendant sa présence permanente à chaque instant de nos vies. En tous cas de la mienne, moi qui suis de culture chrétienne.
Dire : « le Christ est présent » signifie au moins deux choses. D’une part qu’il est cadeau perpétuel. D’autre part que dans ma vie, la dimension divine travaille à son accomplissement. Mon sang, notre sang, (lors du dernier repas avec ses disciples, Jésus établit un rituel de haute mémoire par la transsubstantiation changeant le vin en son sang) est porteur d’une promesse, que les hébreux appellent יהוה. Ce NOM, qu’aucun hébreu ne prononce, est appelé à rencontrer la part humaine de notre conscience individuelle afin que celle-ci s’accomplisse. Le Christ, lui, incarne l’accomplissement absolu de ce dialogue. En appeler au Christ, c’est activer et mettre en mouvement la part inaccomplie de notre vie afin que le dieu en nous s’accomplisse et hisse notre conscience au-delà de notre personne égotique.
Cela ne peut se faire qu’au présent, c’est-à-dire en étant présent à chaque moment de notre vie, c’est-à-dire encore en ayant conscience que tous les moments de notre vie sont chargés d’un enseignement qu’il nous faut entendre et intégrer pour conquérir notre part véritablement humaine qui est aussi une part véritablement divine. Chaque instant est lourd d’un fruit dont il nous faut accoucher. C’est cela, être présent à la vie.
Ainsi pour répondre à votre question quant à l’expérience poétique, puisque vous empruntez le titre d’un livre d’André Rolland de Renéville, je dirai que l’acte d’écrire est, dans un mouvement non contradictoire mais complémentaire, la remémoration de la « source », la récapitulation d’un savoir, et son accouchement par l’expérience poétique. Je vis cette expérience en me laissant conduire par le dieu en moi dont le Christ est l’image accomplie, le dieu vivant dans les cellules de mon sang (en hébreu, l’Adam signifie « l’homme d’en bas » (donc l’Humanité), « le glébeux » et contient une multiplicité de sens, dont « Dieu dans le sang ») et que je tâche, par une discipline bien difficile à définir, de laisser prendre toute la place, d’écarter les bras de façon à ce qu’il se dilate à travers la totalité de mon sang. Bien entendu, si cela arrivait un jour de manière parfaite, sans doute n’aurais-je plus un seul poème à composer, ayant rejoint la non-dualité.
L’expérience poétique, c’est cela qui consiste à s’effacer pour laisser le poème traverser le langage.
Dans Le Corps du Monde toujours, il me revient ces deux passages : « Une énergie en sous-main / meut la mesure du monde / à la taille de la rose » ainsi que le superbe poème nous disant que : « Les esprits errants captent la source / et les quelques ermites vivant comme des peuplades / refleurissent » : cette énergie est-elle une intemporelle puissance traversant le réel, ou sinon, comment la définiriez-vous ?
Les mots que vous employez sont précis et justes. Cette énergie est « une intemporelle puissance », oui, dans le sens où elle dépasse la notion de temps à laquelle sont soumis les humains au corps corruptible. Nos corps sont appelés à disparaître. Cependant, dans le Psaume VIII, il y a ce verset : « Qu’est-ce que l’Homme, pour que tu te souviennes de lui ? ». Cette mémoire, cette mémoire de Dieu envers l’Homme inscrit l’existence humaine dans une survivance, non pas de son corps, mais de sa chair à partir du moment où les cellules de notre être ont été gagnées par cette énergie n’appartenant pas à notre temps. Il s’agit ici de chair ontologique.
Au début du livre que vous citez, Le Corps du Monde, il y a ces vers : « Il aurait fallu te dissoudre dans l’oubli / ne plus apparaître à la mémoire de l’homme / Et te voici / chevillé au corps du monde ».
Mais cette énergie, bien que puissance intemporelle, n’est pourtant agissante que si désirée. Elle se manifeste en nous à travers une multitude d’énergies et la langue du poème sera de les nommer. Dans la Bible, ce sont les animaux, ces animaux vivant en nous et que nous devons maîtriser, intégrer afin de nous hisser à hauteur de notre dimension d’homme. La jalousie, l’envie, la haine, la cupidité, le désir de possession etc, ces sentiments sont les animaux de la Bible qui use en permanence d’un langage métaphorique. Tant que nous ne les nommons pas en nous, cela signifie que nous en sommes inconscients, autrement dit que nous nous laissons dominer par eux. Les nommer, c’est les reconnaître, c’est le passage de la Bible où l’Adam doit nommer les animaux, donc reconnaître les énergies qui le composent pour les maîtriser. Si chaque individu le fait pour lui-même, il s’élève et atteint au statut d’homme. S’il ne le fait pas, il reste le jouet de son inconscient et, croyant savoir, projette sur le monde ce qu’il est incapable pour encore d’intégrer à sa propre conscience. Il rend responsable autrui de ses propres inaccomplissements.
Cette histoire d’énergie, vue sous cet angle, est le sésame de notre paix avec nous-mêmes, de notre paix avec le monde et de la future sérénité de l’homme vis-à-vis du monde. L’humanité actuelle en est encore au stade de la projection sur le monde, c’est-à-dire sur autrui, de ce qu’elle ne veut pas reconnaître en elle-même. Elle crée à l’extérieur ce qu’elle devrait intégrer à sa conscience pour sa propre libération. L’humanité n’a d’humain que le nom, sans majuscule. Elle a encore tout à faire pour devenir humaine.
L’expérience poétique vécue au plus près de ce que le langage permet d’intégrité, de vérité et de générosité, rend possible la création des œuvres (des énergies intégrées) qui sauvent.
Vous dites dans le poème « Vers la Fleur » : « Dans le ciel européen / passent des vents anciens » : comment votre écriture se nourrit-elle des œuvres anciennes ?
Paul Eluard disait que le poète est moins l’inspiré que celui qui inspire. Cela signifie que le poète peut donner de l’énergie inspirante à travers les images qu’il propose à ses semblables, de façon à générer de la force vitale.
Chaque grand poème contient cette énergie, comme si c’était elle-même qui passait de poète en poète pour poursuivre son chant dans ses multiples métamorphoses. (Un texte fameux de Borgès traite de cette question). La métamorphose signifie l’actualisation des images, des symboles de toujours afin de continuer à transmettre la part vitale dont l’homme, en chaque temps, a besoin. Cette actualisation est affaire d’intelligibilité pour les générations nouvelles.
Naturellement, il me semble fondamental de lire les œuvres non pas passées, car la poésie véritable à ceci de miraculeux que la palpitation l’habite au point qu’un vers de Dante ou de Virgile sera éternellement de maintenant, mais des époques antérieures. Vous allez me dire que ma réponse est contradictoire puisque vous citez un poème où il est écrit : « passent des vents anciens ». S’ils passent, c’est qu’ils sont présents et nous concernent, et l’ancien n’a pas ici un caractère passé mais dépositaire d’une longue mémoire.
Il me semble que chaque poète est d’abord un grand lecteur de poèmes. À ce titre, une faim pour la langue et les images, et le besoin d’une connaissance précise du grand mouvement de métamorphoses depuis L’Épopée de Gilgamesh jusqu’à la poésie d’aujourd’hui nourrit la poésie qui toque à la porte. Les apports des maîtres du verbe obligent à un dialogue de formes avec eux. La vie est une volonté à la recherche de sa forme. Cette conviction, qui est une connaissance, je l’ai reçue en interprétant la thèse de l’anthropologue Anne Dambricourt-Malassé, en la mettant en rapport avec une présence rendue visible par Mangú à travers sa peinture, l’existence de ce qu’il a nommé Mintak, que nous pourrions définir de bien des façons, mais disons ici la personnification de la peinture. Mintak en tant que tel est le mythe d’une modernité ayant dépassé les défauts de ses origines. Le mythe fondateur d’une deuxième modernité si l’on veut.
Car la langue est un être. Et la poésie une forme de vie autonome, comme le disait Roberto Juarroz. Celui qui compose de la poésie doit se faire l’outil de celle-ci. Il ne peut le faire de façon royale qu’en ayant ingéré et digéré la succession de ses conquêtes. Il s’efforce de disposer son cerveau, son âme, tout son être, à l’accueil d’une parole qui prendra la forme des concrétions déposées dans son for intérieur et formant paysage. Toute cette histoire va devenir dans le for intérieur du poète une terre prête au recueil de ce qui souhaite être composé. Le vent, ou l’eau, ou toute matière souple pour utiliser une image de cette poésie qui vient, va pouvoir prendre forme en épousant la grande histoire de la parole ancienne cristallisée dans le for du poète.
C’est à partir de là que naîtront des poèmes frappés au coin d’un souffle inépuisable qui deviendra une respiration permanente, pour les siècles des siècles.
Cependant, comme il y a loin de la coupe aux lèvres, il ne suffit pas d’avoir conscience de cela pour accoucher d’un poème inépuisable. En avoir conscience permet d’y travailler et de s’effacer.
Dans La Rose des vents – Ponant, on ressent cette volonté d’accéder au poème du vouloir et du doute ainsi que de la traversée cosmique, menant à la renaissance et à l’effacement. Nous pourrions, sur ce point le mettre en lien avec la « pensée phréatique » présente dans « Le pollen de la parole ». Définiriez-vous l’acte poétique comme une poésie des profondeurs ?
Le terme de « profondeur » réfère pour moi d’une part aux travaux pionniers de Carl-Gustav Jung qui a défini ses propres pratiques ou découvertes comme relevant de la psychologie analytique ou psychologie des profondeurs. Il s’est opposé à Freud en ceci que, lorsque ce dernier limitait la notion d’inconscient au niveau du vécu personnel, Jung révéla l’existence pour chaque individu d’un inconscient collectif dépositaire d’archétypes, c’est-à-dire d’empreintes anciennes. Ces empreintes, psychiques et communes à l’ensemble de l’humanité mais ne s’exprimant pas de la même manière, renvoyait l’individu à une destinée commune dépassant sa propre personne humaine. Pour Jung, la profondeur consiste à unifier la conscience et l’inconscient au prix d’une plongée dans notre nuit obscure. C’est ce qu’il appelle l’individuation, c’est-à-dire devenir un individu, un être UN, unifié, et ne pas demeurer un « dividu » si l’on peut dire, un être divisé.
Annick de Souzenelle approfondira cette notion en retraduisant la Genèse. Après être devenue psychothérapeute, avoir étudié la théologie et appris l’hébreu, elle prolonge dans son champ de recherche les découvertes de Jung en remontant aux origines ontologiques des images bibliques à travers la langue hébraïque. Sa traduction de la Bible, au plus près de la langue d’origine, décoiffe, réaxant la mission humaine par rapport à la profondeur qui la fonde.
Ces visions de la profondeur, naturellement, induisent l’existence d’une surface. Or, la première modernité toute entière, avec ses notions de progrès (?) et de technologie, est absolument fondée sur la notion de surface. La modernité a méthodiquement évacué la profondeur du chant de vision humain. Elle a évacué le spirituel, qui est une poétique féconde, séminale. Elle a évacué le bien commun au nom de l’avènement de l’individu (social). Elle a évacué toute référence au divin. Elle a produit un monde basé sur le seul argent, qui lui ne possède aucun imaginaire bienfaisant, laissant l’individu se dépêtrer dans la course à sa propre survie dans une jungle où le profit fait loi. Elle a voulu que l’homme ne croit plus à rien et se réfère à une absence de valeurs qui faisaient, il y a peu encore, la dignité du grand cosmos humain.
Mais ce n’est pas parce qu’on décide d’évacuer la part essentielle de l’homme en son imaginaire que celle-ci cesse immédiatement d’exister. Elle se projette malheureusement sur le monde comme par une ombre portée de ses besoins les plus vitaux.
Partant de cet état des lieux, nous pourrions dire qu’une poésie ayant un tout petit peu conscience d’elle-même mettrait en lumière la finalité de la langue n’ayant rien d’utilitaire mais participant de l’éclosion du fruit de chaque personne humaine. À partir de là, si la parole ne sert que de manière anecdotique à parler de la pluie et du beau temps, elle est par essence l’épouse permettant à la personne de devenir pleinement humaine tout en créant un espace mental permettant à l’Homme de faire chœur, c’est-à-dire d’habiter ce monde en harmonie.
Dans ce sens, j’ignore si mes poèmes relèvent de la profondeur, mais ils y aspirent comme à une mine d’or ou à un trésor car nous savons qu’une Ys et une Atlantide patientent l’assèchement de nos eaux pour offrir à notre destin l’espérance qu’il réclame dans un silence de pied ferme. Ys, Atlantide ou… Jérusalem céleste.
Cependant, l’œuvre entière de Roberto Mangú est devant-moi. Elle ouvre la route. Elle fonde cette deuxième modernité que j’évoquais plus haut. Elle m’inspire car chacun de ses tableaux contient la dimension poétique pleinement accomplie permettant de s’élever dans la sérénité tout en définissant un espace d’épanouissement habitable pour nous autres, européens ou euro-méditerranéens.
En prenant pour base ces vers du miroir surnaturel : « La nuit me pousse / Je penche mon visage au-dessus du puits / y puise les belles images / Nulle lune n’y étoile / aucun reflet de soleil absent / Balayant la surface des eaux / mes pupilles miroitent / les couleurs invisibles / à travers la noirceur enceinte », de même que, plus loin : « L’homme c’est l’épopée / et l’épopée se lève à l’or des profondeurs », percevez-vous l’expérience poétique comme la plongée méditative, l’expression de ce qui est à la fois absent et agissant ?
L’expérience poétique qui est la mienne est celle d’un homme né en 1972, appartenant ainsi au monde de la vitesse du changement à tombeau ouvert. Je suis né sous la présidence de Georges Pompidou, qui est l’auteur, tenez-vous bien, d’une fameuse anthologie de la poésie française. J’ai vu l’église représentée sur l’affiche de campagne de Mitterrand, symbolisant l’identité française à travers ses villages, laisser place au portrait de banquier d’un Macron sans second plan, c’est-à-dire sans paysage ni perspective. Dans le temps très court de mon existence, nous sommes passés d’un président ayant conscience de notre appartenance à la Beauté via le poème à un dirigeant revendiquant l’inexistence de la culture française.
Entre temps l’Europe s’est économiquement unifiée tout en paupérisant ses populations, la chute du Mur de Berlin libérant une Allemagne d’un régime matérialiste pour faire entrer l’Europe entière dans les délices capitalistes. La science à déchiffré le génome humain, prouvé l’existence des trous noirs mais aucun expert économique n’a réussi à résoudre l’équation de la société d’abondance et de progrès avec l’appauvrissement matériel et psychique du genre humain.
Si je suis poète, alors je suis le poète du temps de la mondialisation, qui est une expérience que n’ont vécue ni connu aucun des poètes d’avant cette « ère ». Il faut chanter cela. Avec le chant approprié.
Lorsque je parle de mondialisation, j’évoque entre autre l’économie virtuelle qui aspire les économies nationales sans qu’aucune nation, en tous cas pas la France, n’ose s’y opposer. Cette forme de mondialisation soumettant tout actif aux impératifs de profit d’une minorité sans feu ni lieu, abolissant la notion de Bien Commun, assorti du bras armé de la surveillance généralisée qui s’est muée en système totalitaire, est sans précédant à cette échelle dans l’histoire de l’Humanité.
Aussi je fais miennes deux pensées de poètes du siècle dernier : « Qui croit au paradis n’a pas le droit de se taire », affirmait Xavier Grall ; « On ne s’adonne pas à la poésie, on abandonne tout pour elle », disait pour sa part René Char.
Tout abandonner, aujourd’hui, pour un poète vivant au temps de la mondialisation, c’est ne rien abandonner de ce qui constitue l’expérience vécue par l’humanité occidentalisée. Comment chanter sinon à moins de chanter faux ? Prendre part à la société par son travail et la vie de famille, dans l’impératif de l’économie de croissance qui est le nôtre, tout en ne renonçant pas à chanter lorsqu’on « croit au paradis », c’est-à-dire à la dimension divine de l’homme non condamné à la perpétuité d’une modernité s’efforçant de nous faire croire que nous sommes démunis face aux désastres écologique, économiques, humanitaires du monde, voilà l’énergie qui m’anime. Lorsque je dis « chanter faux », j’entends par là que c’est en n’abandonnant rien de la construction d’une œuvre tout en restant implacablement sourd aux sirènes du divertissement que je comprends la phrase de Char aujourd’hui.
L’homme que je suis tâche de faire son miel de l’expérience de l’homme mondialisé. La langue, qui enregistre tout, doit rendre compte de cet état. Aussi mon être enregistre à son tour toute cette expérience, souvent à mille à l’heure tandis qu’un scribe à la lente respiration médite par devers moi. Alors le poème surgit-il comme par un éclair de Joie, fruit d’une lente montée des sucs de ce qui soudain devient une connaissance, puis un savoir acquis par cette expérience finalement commune.
Pour revenir à la référence que vous avez choisie, l’expérience poétique, et donc à André Rolland de Renéville, celui-ci affirmait que la poétique occidentale était un échec depuis deux mille ans à cause de la notion d’individualisme du Moi à la base de sa fondation. Cet individualisme empêchant sans doute l’unification d’un peuple, empêchant l’existence d’un chœur humain. Je le conçois, certes, mais c’est oublier bien vite qu’un chœur humain a existé en occident par le christianisme qui unissait les Hommes. C’est oublier Chrétien de Troyes. C’est oublier les Écritures. La Cathédrale fut le symbole de ce monde alors unifié, avec les prières qu’elle suscitait en son sein par tout le territoire, donc une poétique qui embrassait l’humain dans l’esprit du bien commun par-delà le Moi individualiste. Ce monde fut congédié très récemment par des Lumières dont notre monde capitaliste réclame l’héritage pourtant de la dernière pluie. La liturgie unissait les hommes par la prière et le chant. Aujourd’hui, son avatar est la publicité et la chanson qui singent de façon pathétique cette nécessité de faire corps.
Enfin, le poème se compose à chaque seconde, il est travaillé par l’inconscient et les couches d’expériences quotidiennes que nous affrontons dans cette société forcenée. Puis au moment qui est le sien il éclot concrètement par une mise en mots, il se met à chanter. Il y a ainsi une lente maturation, fruit de l’expérience quotidienne, puis le surgissement. Chaque poète a fait cette expérience d’être écrit par le poème au fil de sa vie.
C’est sans doute cela, vivre une vie-poème.
Nul doute que Danse sur le Territoire soit le recueil de l’énergie. Parallèlement à cette quête des profondeurs de l’être, définiriez-vous l’acte poétique comme une poésie du lien au monde et de la responsabilité ?
Eh bien, je reviendrai d’abord au Corps du Monde, dont le second poème s’intitule Arma Virumque Cano, le fameux « Je chante les armes et l’homme » de Virgile en ses Énéides.
Il s’agissait pour Virgile de promouvoir les valeurs romaines comme l’exigea de lui l’empereur Auguste, de chanter le travail de la terre, le respect de la patrie, des aïeux, des dieux etc…
Il s’agit toujours de chanter les armes et l’homme, l’arme étant, puisque vous citez Danse sur le Territoire, le langage. Mon territoire à moi, français, notre territoire à nous, européens, c’est la langue à l’heure d’une déconstruction ayant d’abord rendu équivalent le poème et son commentaire. Les déconstructionnistes disent, selon George Steiner, « qu’il n’y a pas de différence de substance entre le texte primaire et le commentaire » quand lui, Steiner, affirme que « le poème est, le commentaire signifie ». Une fois cette équivalence faite, toute hiérarchie fut abolie et le sens des mots, à travers leurs définitions qui auparavant unissaient un peuple, devint un Babel planifié pour établir de façon programmée la confusion. Diviser pour mieux régner, dit-on. À qui profite ce crime ? Aux matérialistes je présume. Aux humains de la surface.
La notion d’Être fut donc mise à hauteur d’homme, mais d’homme en puissance, non d’homme en acte. C’est là le cœur du nihilisme. Car la langue, c’est évidemment ce qui permet à l’homme de penser, de prier, de s’élever dans sa condition, de rêver et la langue commune, naturellement, fait d’un peuple un corps. La langue d’aujourd’hui est celle, mondialisée, de l’anglais des affaires. Cet anglais, à l’heure où la globalisation permet de parler de village planétaire, est donc immédiatement devenu un dialecte, non plus une langue.
Ainsi Danser sur le territoire, c’est poétiser dans ma langue maternelle, celle reçue depuis le ventre de ma mère, dans un amnios mystérieux tissé de rêves, d’images et de musiques ontologiques. Danser sur le territoire à l’heure du nihilisme dépassé, (car le nihilisme est dépassé bien que sa lumière factice, comme une étoile morte, nous parvienne encore), c’est chanter la Joie d’être au monde dans l’aimantation merveilleuse de la Beauté envers et contre toute la négation de la vie.
Je renvoie à mon lien fondamental au peintre Roberto Mangú qui affirme que ses « tableaux sont la version armée des prières »…
Cette Joie est une grâce, elle peut aussi être un fardeau mais un fardeau nous offrant la grâce de nous verticaliser.
En se mettant à l’écoute de votre Alphabétique d’aujourd’hui, dirions-nous que l’expérience de l’écriture est en lien avec la quête de l’être ?
L’expérience de l’écriture en lien avec l’être me renvoie immédiatement à la polysémie des mots. Cette polysémie est la substance du Verbe qui, pratiqué avec lâcher prise comme ont dû le faire les maîtres du verbe (pour n’en citer que quelques uns Rimbaud, certes, mais Nerval, Chrétien de Troyes, La Tour du Pin, Michaux et proches de nous Flamand, Signoribus, Maison, Boulanger, Bordes) rend prégnant au moins trois plans de l’être.
Nous pouvons décliner ce trois de multiples manières : premier plan, deuxième plan, troisième plan (donc profondeur) ; sens littéral, sens métaphorique, sens ontologique ; bref, il s’agit de la présence, de la présence de l’invisible, de la présence de l’absence manifestée rendue rayonnante par le corps du poème.
La prière, par exemple, rend immédiatement présent par la parole et l’adresse ce à quoi nous nous adressons. La pratique de la prière, si j’en crois les mystiques, peut faire entrer celui qui prie dans une oraison d’extase illuminant celui qui prie. Le terme d’Illuminations attaché à Rimbaud n’est pas un hasard.
La prière et le poème sont à mon sens consanguins. La Tour du Pin disait qu’il pratiquait la Théo-poésie, qu’il priait le stylo à la main.
L’époque qui est la nôtre, reconnaissable dans l’avenir par les « productions » (plutôt que par les œuvres) de basse fréquence énergétique qu’elle propose, appelle les actuels maîtres du verbe à élever la fréquence d’ondes par la discipline du cœur. Trouver le sens, le sens du rythme qui est celui du cœur, et qui, contrairement aux idées reçues, n’est pas exclusivement fait de diastoles et de systoles. C’est au troisième battement qu’il s’agit d’élever la fréquence, de situer la hausse de combat.
Tout poème qui se situe à ce niveau est certainement conduit par l’Être.
Précision apportée par Gwen Garnier-Duguy :