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L'éveil de l'être à l'indicible

Lancé dans le monde, confronté à la nécessité de s’y perdre, l’individu y construit des ondes de sens, ondes bien fragiles, dont il ne perçoit que rarement l’immense brouillard qui les constitue. Or, dès lors que l’on en fait lucidement la généalogie, on se se rend compte que ces ondes, dans lesquelles surnage péniblement l’individu, se sont formées en même temps que sa propre conscience et qu’au bout du compte, il est bien moins l’auteur du sens qui en émane qu’il ne le découvre. Et que ce sera bien fortuitement qu’il le prendra pour une évidence.

            Il s’ensuit que, pour universelle que puisse être cette illusion, l’individu y apparaît comme un noyé inconscient de l’être. Seulement, et justement parce que cette illusion est universelle, c’est en son sein que se joue le tissu de communications dont on sent bien que tout le monde n’utilise pas – loin s’en faut – les mêmes mailles. À cela s’ajoute que chacun ignore bien souvent la technique et l’origine du mouvement qui l’amène à fabriquer les mailles, si bien qu’il est plutôt le spectateur que l’auteur du tissu qui se crée dans ses mains. Il s’apparente en cela à l’araignée œuvrant dans le déploiement de sa toile et qui, paraît-il, si on la détruisait, se révélerait incapable de la réparer.

            Comment, dès lors que l’on est parvenu à la prise de conscience que l’échange est moins « échange de sens » qu’expression pulsionnelle, besoin d’extérioriser ce qui, en nous, crie, veut s’arracher, comment ne pas être saisi par une urgence de simplicité ? Laquelle ? Celle de simplement constater le fait. Sans dramatisation. Sans excès de langage. Sans pathos qui surchargerait la narration d’un sens qui la rendrait fausse. Sans faire, comme nous le dit Philippe Claudel dans Il y a longtemps que je t’aime[1], « Le pas de trop. ». Constater l’incommunicabilité universelle[2] dans la simplicité d’un style épuré afin de le rendre perceptible intérieurement, de le rendre accessible à notre sensibilité. Le faire est toucher – et peut-être aussi, résoudre – une des composantes de la tragédie humaine.

            En effet, l’incommunicabilité est ce dont fait tout d’abord l’expérience quiconque tente de transmettre à autrui autre chose que du plat bavardage, comme nous en assène le Bourrache des Âmes grises qui, au dire du narrateur, « servait toujours la même phrase, sans changer la virgule[3] ». Seule l’émotion pure, la passion vraie, sincère, intensément vécue, qu’elle naisse dans l’amour ou dans la création, fait éclore dans l’être un enrichissement qui donne à la vie sa plus haute valeur. A contrario, l’apparente absence de tout lien possible de soi à autrui est ce qui frappe l’altérité d’une forme de néant et, par là même, dévoile le silence tragique en lien et place de la transmission du sens. Cette parole que les ondes sonores portent jusqu’à autrui perdent au préalable la consistance qui paraissait pourtant en justifier l’existence.

            Mais bien souvent, n’expérimentons-nous pas déjà, au moment même de le dire, l’impossibilité d’exprimer ce vécu si puissant, si, au sens fort du terme, indicible ? Comment transmettre ce qui, à l’origine même, ne peut être formalisé ? N’a-t-on pas ici même une des raisons d’être de l’étrange et génial projet rimbaldien, celui de vouloir écrire « des silences », après avoir voulu trouver une langue qui puisse parler « d’âme à âme » ?

            Le XXème siècle avait vu se déployer, avec Marcel Proust, l’éblouissante fresque de la conscience se découvrant elle-même et le monde dans la sublime unité du style. Une des innombrables composantes de La Recherche du perdu est l’impossibilité de connaître autrui. Aimer l’autre est l’inventer et projeter sur l’être aimé le fruit de notre propre subjectivité.

            Parmi les écrivains contemporains qui possèdent le rare talent de déployer, dans leurs œuvres, une pensée traversée par un style, nous avons le romancier Philippe Claudel qui donne magistralement à lire la vie de personnages frappés par l’impossibilité de, réellement, communiquer. L’illusion dans laquelle ils surnagent, et de laquelle ils prennent parfois conscience, est l’un des thèmes essentiels des différents romans – nous n’aurions pas la triste prétention d’en réduire la portée à cet unique élément – que nous allons aborder.

            Les personnages de Philippe Claudel symbolisent l’incompatibilité qui frappe l’homme dans le processus intersubjectif qui le relie à autrui. Faisant face à ce dernier, il expérimentera la tension entre d’une part son puissant désir de l’atteindre par les mots – qu’il s’agisse de lui transmettre des sentiments ou de vouloir connaître ce qui fonde sa vie et l’amène à être ce qu’il est – et d’autre part l’illusion qui lui fera tirer des conclusions qui seront, irrémédiablement, des erreurs. En cela proche des personnages proustiens, qu’il s’agisse du narrateur à l’égard d’Albertine ou de Swann vis-à-vis d’Odette de Crécy, les personnages de Claudel sont sans cesse traversés par le malentendu et l’incommunicabilité. Certains, tel le narrateur des Âmes grises, sont lucides, mais cette lucidité ne les mène finalement pas plus loin que les autres. C’est une lucidité qui prend acte de son infirmité, de sa séparation irréductible avec ses pareils, sans parvenir à y mettre fin. D’où la déclaration qui donne toute l’apparence d’un point final : « J’essaie de comprendre depuis tant d’années, mais je ne me pense pas plus malin qu’un autre. Je tâtonne, je me perds, je tourne en rond[4]. »

            Les romans de Philippe Claudel ne sont évidemment pas des autobiographies et il n’y a pas ici confusion du narrateur et de l’auteur. Ce que ce dernier met en scène admirablement, c’est l’urgence de la transmission et l’impossibilité dans laquelle nous sommes d’y parvenir. Cette opposition radicale dévoile l’aporie de la parole, entre le « trop » du bavardage et le « trop peu » dont peut être victime l’acte de parler. Parfois, ce sera même, plus tragiquement encore, le « trop tard », comme le constate amèrement le personnage des Âmes grises : « je me disais que j’avais le temps : ça, c’est la grande connerie des hommes, on se dit qu’on a toujours le temps, qu’on pourra faire cela le lendemain, trois jours plus tard, l’an prochain, deux heures après. Et puis tout meurt. On se retrouve à suivre des cercueils[5]. » On retrouve la même limite, mais cette fois dans la bouche de Philippe Claudel lui-même[6], « lorsque, plus tard, des années après, la même vie dans ses caprices et ses accès d’ironie nous réunit de nouveau, souvent la gêne s’installe après les premiers mots, nous ne savons plus trop quoi nous dire, comme si le temps avait agi à la façon d’un rasoir pour séparer à jamais ce qui avait été uni, et qui ne peut en aucun cas être recollé. »

            Par opposition à ceux qui, nous le verrons, ensorcellent tout autant ceux qui les entourent que le lecteur, nous avons des portraits de grands bavards. Dans les Âmes grises, nous avons Bourrache, le patron du Rébillon, que l’on découvre comme le type même du perroquet. C’est le genre d’individus qui ne communique pas, de qui émanent des phrases vides de sens et qui, jamais, n’écoute les réponses. Chez lui se signale l’incommunicabilité au sens fort, plus que ne le fait le silencieux, car le bruit cache maladivement le néant. Chez l’être atteint de mutisme, c’est tout le contraire. « Lorsque Destinat entrait dans le restaurant, Bourrache qui est un homme d’habitudes lui servait toujours la même phrase, sans changer la virgule « Encore un de rétréci, Monsieur le Procureur ! ». L’autre ne répondait pas. Bourrache ensuite l’installait[7]. » Brodeck le dit en termes simples : « Les gens parlent beaucoup et si souvent pour ne rien dire[8]. » À ces flopées de non-sens s’ajoutent une autre catégorie, celle des personnes qui pourraient échanger, mais décident de n’en rien faire. Ainsi lorsque Monsieur Linh adresse la parole aux seules individus qui connaissent sa langue, personne ne lui répond : « Il remercie en saluant. Plus personne ne fait attention à lui, ni ne lui adresse la parole[9]. » Sur un plan différent, ce peut être l’inhumanité du salaud, en la personne du juge Mierck, faisant face au cadavre de Belle de jour, qu’il « connaissait bien, il la voyait tous les jours ou presque quand il allait se goinfrer au Rébillon. Il regarda le petit corps comme s’il s’était agi d’une pierre, ou d’un morceau de bois : sans cœur, avec un œil […] glacé ». Une telle froideur anéantit toute personne l’entourant : « C’est la petite de Bourrache », lui murmura-t-on à l’oreille, d’un air de dire : « La pauvre petite, elle n’avait que dix ans, vous vous rendez compte, hier encore elle vous apportait le pain et lissait votre nappe. » Il fit la cabriole sur ses talons, d’un coup, vers celui qui avait osé lui parler. « Et alors, qu’est-ce que vous voulez que ça me foute ? Un mort c’est un mort ! »[10] »

            Ce qui précède pourrait donner l’impression que la lecture de Philippe Claudel dévaloriserait l’existence humaine et frapperait le lecteur qui s’y risquerait de pessimisme. Or, il n’en est rien. Nous pouvons même affirmer qu’une lumière surgit de chacune des pages qui construisent son œuvre. Tel est d’ailleurs le projet qui le porte, comme l’indiquent ces lignes extraites d’Il y a longtemps que je t’aime. Il nous indique que ce film est « une photographie de l’absence, des absentes et des absents. Je voulais réfléchir sur cette anti-matière de nos vies. Comment parvenons-nous à vivre dans l’absence des êtres aimés […]. Mais au-delà de ces pertes, ce qui m’intéressait aussi, c’était de savoir si nous parvenons à combler l’absence, à retrouver l’autre, à aller de nouveau vers lui[11]. » Cette soif de lien affectif se retrouve d’ailleurs dans le choix qu’il fait des acteurs qui joueront dans ses films : « Il me serait, je crois, très difficile de tourner avec des acteurs que je n’apprécierais pas sur le plan humain. J’ai besoin de ressentir une forme de camaraderie, de proximité avec les acteurs[12]. » Ainsi, tout le projet créatif de Philippe Claudel semble porté par cette nécessité de dévoiler – tout autant sur les plans humain que littéraire et artistique – ce qui nous relie à l’autre. Ce lien est-il possible ? Impossible ? Pour l’aider à évoquer cette question, Philippe Claudel part d’une citation du Céline de Voyage au bout de la nuit, qu’il nous donne, dit-il, « de mémoire » : « On ne sait jamais rien de la véritable histoire des autres. » C’est là que prennent source ses livres : « Il me semble, à bien y réfléchir, que la plupart de mes romans, peut-être même tous, sont nés de cette phrase qui, en même temps qu’elle inaugure un mystère – tout livre sur les autres devenant alors une enquête policière –, provoque le désir de se rapprocher plus encore des autres […]. » Parlant plus précisément du film, il indique que : « Il y a longtemps que je t’aime […] est un film sur les autres, sur ce que les autres font ou ne font pas pour nous, sur le regard qu’ils posent sur nous, sur la façon dont ils nous excluent de leur vie et sur leurs tentatives pour nous y inclure de nouveau, sur la richesse qu’ils représentent pour nous, sans que nous le sachions toujours, sur notre difficulté à nous ouvrir à eux et à leur dire que sans eux, nous ne serions rien.[13] ». En effet, et incontestablement, c’est « avant toute chose un film d’espoir[14]. »

            Les romans parviennent tout autant à échapper à la « moraline » dont parlait Nietzsche qu’ils réussissent à exprimer la part d’humanité des personnages les plus rayonnants. Et le fait est que, chez Philippe Claudel, ces derniers sont, bien souvent, également les plus silencieux. Ce qui réinstalle paradoxalement l’urgence de l’échange est la présence de la mort. Sans doute n’est-ce pas un hasard si les narrateurs-personnages des Âmes grises et du Rapport de Brodeck sont tous deux des veufs pour qui le décès de l’épouse est une tragédie impossible à cicatriser. De même souffrent-ils de la solitude affective et tentent-ils d’installer un dialogue « outre-tombe ». Dans les Âmes grises, c’est tout d’abord sur sa tombe qu’il vient lui parler : « Je me suis assis sur la tombe de Clémence, et je lui ai raconté mon accident, ma peur de lui faire de la peine […]. Puis j’ai lancé un baiser, vers elle, dans l’air qui sentait si bon […][15]. » Mais la plume est un autre moyen de l’atteindre. Il y travaille en prenant conscience que « c’est difficile, les mots. […] J’écris de mon vivant comme si désormais j’étais déjà mort[16]. » Il développera plus loin le lien intrinsèque entre la solitude et l’écriture et la nécessité de cette dernière pour que se rétablisse un lien : « C’est douloureux d’écrire. Je m’en rends compte depuis des mois que je m’y suis mis. Ça fait mal à la main, et à l’âme. […] Si Clémence avait été près de moi, jamais je n’aurais gribouillé toutes ces pages […]. Oui, sa seule présence aurait suffi à m’éloigner du temps passé et à me rendre fort. Au fond, c’est pour elle et elle seule que j’écris […]. » Et de préciser comme pour marquer la communication rétablie avec celle qui, à jamais, lui manquera : « Écrire me fait vivre à deux.[17] » La même méfiance à l’égard de la parole s’énonce chez Brodeck. Rescapé des camps de la mort, il a expérimenté les abominations que l’oralité peut porter. A contrario, la docilité apparente de l’écriture libère et rend la communication plus saine : « J’ai toujours eu un peu de mal à parler et à dire le fond de ma pensée. Je préfère écrire. Il me semble alors que les mots deviennent très dociles, à venir me manger dans la main comme des petits oiseaux, et j’en fais presque ce que j’en veux, tandis que lorsque j’essaie de les assembler dans l’air, ils se dérobent. Et la guerre n’a rien arrangé. Elle m’a rendu encore plus silencieux. J’ai vu dans le camp comment on pouvait utiliser les mots et ce qu’on pouvait leur demander[18]. »

            Tous deux ont donc en commun ce besoin vital, face à l’impossible échange avec la défunte, de créer la voie permettant le lien. Tous deux tentent de combattre le tragique du « trop tard » en réinstallant le mouvement d’une parole face à fatalité de l’infranchissable et de l’immuable. Sans doute est-ce la même raison qui amène Destinat, lui aussi veuf et frappé de mutisme, à choisir la solitude et le silence. « Plus tard son veuvage acheva de le casser. Il l’éloigna aussi. Du monde. De nous autres. De lui-même sans doute[19]. » Les rares visites qu’il s’autorisent sont sur la tombe de sa femme. Destinat n’est en relation réelle qu’avec le silence (son Château et la tombe de sa femme) et avec lui-même, en dialogue avec le passé et sa propre conscience. « Les années passèrent. La vie de Destinat semblait suivre un rite immuable, entre la palais de V., le cimetière où chaque semaine il se rendait sur la tombe de sa femme, et le Château dans lequel il demeurait, enfermé, comme invisible, dans un retrait du monde […][20]. » Il est d’ailleurs bien symptomatique qu’une ébauche de dialogue s’installe entre le narrateur et Destinat précisément au cimetière, quand tous deux se rendent sur la tombe de leurs épouses[21].

            Le silence est ainsi ce qui atteint les êtres les plus sensibles et les plus frappés par le malheur. C’est ce qui arrive à cet ancien détenu croisant l’auteur et qui préfère être ignoré plutôt que reconnu. Face à la gêne réciproque pour parler, il déclare : « La prochaine fois, j’aimerais mieux que vous ne m’adressiez plus la parole, que vous fassiez mine de ne plus me voir[22]. »

            Et puis, pourquoi parler quand l’essentiel ne peut se transmettre ? Devons-nous être surpris d’en croiser si souvent dans les pages de Philippe Claudel ? Nous les voyons souvent s’opposer aux grands bavards, que ce soit dans un café – « Ces hommes, qui se fréquentaient depuis l’enfance, n’avaient plus guère besoin des mots pour se parler, ni pour se comprendre, et en se regardant les uns les autres, par-dessus les tapis de velours vert et les jeux de cartes graisseux, c’est comme s’ils voyaient au fond d’eux-mêmes, dans une transparence que les langages, fussent-ils maniés par les plus habiles littérateurs, ne parviennent jamais à surfiler[23]. » –  ou face à un être aimé –  « Souvent je m’approchais à deux pas de Grand-père, posais mes fesses sur le sol en terre, inégal et fendillé, et je le regardais dans sa paix d’homme las. […] Mais il suffit parfois qu’une main – celle des songes, ou la nôtre – ferme les yeux à ceux que l’on aime pour les voir redevenir jeunes et beaux, purs des crasses et des suints du malheur[24]. »

            Parmi les personnages clés de Philippe Claudel, on en trouve ainsi de nombreux qui échappent de façon extrême à toute forme de bavardage. Nous avons déjà vu ce qu’il en était du procureur de V : Pierre-Ange Destinat s’oppose tout autant à ceux qui sortent de l’église et « se disaient des propos de rien, mais avec le ton de ceux qui savent[25] » qu’au Directeur de l’usine qui vient le voir pour loger son personnel. On assiste alors à un énorme contraste entre le moulin à paroles qui vomit des propos vides et le procureur. Au bout du compte, aucun échange n’a lieu et aucune certitude réelle ne ressort sur les raisons du « oui ». On en reste aux pures interprétations. « Pourquoi le Procureur avait-il accepté ? Peut-être simplement pour que le Directeur s’en aille vite ce jour-là, et le laisse de nouveau dans son silence ; ou peut-être avait-il pris plaisir à ce qu’on lui demande quelque chose, au moins une fois dans sa vie, quelque chose d’autre que de donner la mort ou de la refuser[26]. »

            Nous avons d’autre part la jeune institutrice, Lysia Verhareine, remplaçante, qui découvre les lieux et la saleté laissée par son prédécesseur, gagné par la folie. L’opposition entre elle et le maire symbolise le gouffre existant entre la grandeur humaine de la jeune femme et la médiocrité de son interlocuteur. Même leur silence décèle un abîme. D’un côté la vanité bête, suffisante, lourde du maire, de l’autre la simplicité et la légèreté, le silence de l’amour et de la « danse », comme l’appelait Nietzsche : « Elle s’arrêta ensuite devant les cendres du drapeau, puis elle releva deux chaises tombées, arrangea, l’air de rien, des fleurs sèches dans un vase, effaça sans remords le tableau et les vers inachevés, puis sourit au maire qui fut cloué sur place, cloué par ce sourire de vingt ans, tandis qu’à moins de quinze lieues on s’égorgeait à l’arme blanche en faisant dans son froc et qu’on mourait par milliers chaque jour, loin de tout sourire de femme, sur une terre ravagée où même l’idée de femme était devenue une chimère, un songe d’ivrogne, une insulte trop belle[27]. »

            Le rapport de Brodeck offre aussi le portrait d’un être, peu porté sur la parole et plus sur l’écoute. Lorsque Brodeck nous décrit De Anderer, on sent une affection profonde pour cet être mystérieux : « Son visage avait toujours un grand sourire, un sourire qui remplaçait souvent les mots dont il était économe. […] Il parlait très peu. Il écoutait surtout[28]. » Plus loin, il précise encore l’incommunicabilité inévitable dont est frappée la parole entre un tel être et son entourage : « J’ai déjà dit qu’il parlait peu. Très peu. Parfois, en le regardant, j’avais songé à quelque figure de saint. C’est très curieux la sainteté. Lorsqu’on la rencontre, on la prend souvent pour autre chose, pour tout autre chose, de l’indifférence, de la moquerie, de la conspiration, de la froideur ou de l’insolence, du mépris peut-être. On se trompe, et alors on s’emporte. On commet le pire. C’est sans doute pour cela que les saints finissent toujours en martyrs[29]. » Nous l’avons vu plus haut : la profondeur d’un être se juge aussi par la profondeur du malentendu qui s’installe entre lui et son environnement. Peu y échappent et l’œuvre de Philippe Claudel est – aussi, mais pas seulement – le roman de ces destins tragiques.

La parousie de la communication silencieuse

            Il semble pourtant qu’un seul personnage échappe à ce mutisme : M. Bark. En effet, lui seul, pour ainsi dire, prend la parole dans le dialogue qu’il a établi avec Monsieur Linh. Pourtant, à aucun moment nous ne pouvons parler de « bavardage ». Entre eux deux s’établit, en effet, un dialogue « par-delà » les mots, une sorte de malentendu lumineux.

            Le terme de « parousie » peut surprendre, surtout lorsque l’on se fonde sur le dictionnaire de français Larousse qui nous indique qu’il s’agit, je cite, du « retour glorieux du Christ à la fin des temps en vue de l’établissement définitif du Royaume de Dieu. » Mais nous le prenons ici également dans son étymologie grecque (que nous rappelle d’ailleurs le même Larousse), à savoir à travers la notion forte de « présence ». Entre M. Linh et M. Bark, une douceur transcendante passe à travers un tissu de signes, faisant jaillir ce qu’il y a d’indicible dans la bonté humaine. Ce qu’il y a de moins important dans l’échange reste lettre morte, mais l’essentiel passe, qu’il s’agisse du besoin d’un regard, de la photo de l’épouse[30], du sens du mot (« Tao-laï)[31], qui signifie « bonjour », mais que M. Bark croit être le nom. Qu’importe le vrai sens puisque, en effet, pour M. Linh, voir et entendre M. Bark est le signe, au sens le plus fort, d’un « bon jour » ? Ce peut être aussi le cadeau[32], même modeste, mais que le bénéficiaire sait recevoir en en reconnaissant la vraie valeur affective.

            Bien souvent, M. Linh ressent un profond bonheur ainsi que de la sécurité à entendre le timbre de la voix de M. Bark[33]. Il y devine la douleur ainsi qu’un besoin d’amour et sait, lui aussi, y répondre avec la délicate humanité qu’il porte en lui : « Monsieur Linh essaie d’entourer de son bras l’épaule de son ami, sans y parvenir car son bras est trop petit pour la grande épaule. Il lui sourit. Il s’efforce de mettre beaucoup de choses dans ce sourire, plus de choses que n’importe quel mot ne pourra jamais contenir[34]. » Tous deux renaissent de cette amitié inespérée et renoue avec ce que l’humanité peut porter de plus pure. Ce retour vainqueur, cette renaissance, chez deux êtres que sans doute personne ne regardent, n’est-ce pas une forme nouvelle de parousie ?

[1]      Il y a longtemps que je t’aime – Petite fabrique des rêves et des réalités, éd. Stock. Le Livre de Poche. 2008. P. 84.

[2]      Nous verrons que celle-ci, tout d’abord apparemment tragiquement indépassable, peut se transmuer dans un deuxième temps grâce, notamment, à l’art, la poésie ou l’amour.

[3]     Les Âmes grises, Stock, 2003, P. 16.

[4]      Op. cit. [4]Âmes Grises, P. 45.

[5]      Op. cit. P. 76.

[6]      Il y a longtemps que je t’aime – Petite fabrique des rêves et des réalités, op. cit. p. 13.

[7]      Le Âmes grises, op. cit.  P. 16.

[8]      Le rapport de Brodeck, Stock, 2007, P. 39.

[9]      Le Livre de Poche, La petite fille de Monsieur Linh, P. 91-92

[10]     Âmes grises, op. cit. p. 20-21.

[11]     Il y a longtemps que je t’aime – Petite fabrique des rêves et des réalités, op. cit, P. 12-13. Article « Absence ».

[12]     Id., P. 14. Article « Acteurs ».

[13]     Id., P. 22-23. Article « Autres ».

[14]     Id., P. 60. Article : « Espoir ».

[15]     Âmes grises, op. cit. p. 235.

[16]     Id., p. 124-125.

[17]         Id., p. 230.

[18]     Le rapport de Brodeck, op. cit., p. 47-48.

[19]     Âmes grises, op. cit., p. 34.

[20]     [20]Idem, p. 41.

[21]     Idem, p. 223.

[22]     Le bruit des trousseaux, éd. Stock, 2002, p. 13.

[23]     Le Café de l’Excelsior, La Dragonne, 1999, p. 26

[24]     Idem, p. 43.

[25]     Âmes grises, op. cit. p. 36.

[26]     Id., op. cit., p. 38-39.

[27]     Id., op. cit.,  p. 57-58.

[28]     Le rapport de Brodeck, op. cit., p. 26.

[29]     Id., p. 62.

[30]     La petite fille…., op. cit., P. 86

[31]     Id., P. 25.

[32]     Id., p. 62, 74-75.

[33]     Id., p. 29, p. 50, p. 52.

[34]     Id., p. 98-99.

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