L’énergie créatrice impose, pour que puisse s’en extraire l’étincelle injonctive engendrant l’acte, non une forme préétablie, par essence toujours à naître et à inventer – mais une attitude de l’esprit.
Ce terme doit s’entendre dans son sens le plus radical, le plus intensément ancré dans l’ouverture vers l’abîme que constitue l’être de l’homme. Les témoignages des Rilke, Rimbaud, ou Artaud nous mettent face à des explorateurs de l’âme humaine, maniant le stylet pour ouvrir au réel de nouvelles lumières.
Or, avancer dans cet inconnu suppose de ne pas s’enfermer, rationnellement s’entend, dans des limitations en préjugeant de la légitimité de ce qui surviendra. Lorsque William Blake gravait, peignait ou écrivait, il obéissait à une nécessité plus forte que lui qui l’envahissait de ses visions. Ils les percevaient comme les dons surnaturels reçus de Dieu – William Blake avait de la religion une perception révolutionnaire – et auxquels il se devait d’obéir pour créer. Marcel Proust, étranger à toute religiosité et totalement différent de William Blake quant à la forme, s’en rapprochait par le génie, lui qui dira de même, dans le Temps retrouvé, que le style naît de la vision.
Ces créateurs ont ainsi en commun de vivre la nécessité intérieure de déployer à la lumière ce qui vient à eux – plus, même, d’y plonger la plume pour en extraire cette vie plus vivante que le réel. L’œuvre leur est cette peau respirant le vécu, se malaxant des passions, des espoirs, des illusions, des regrets, pure expérience synthétisant une alchimie de l’être. Qu’est-ce que le verbe d’Artaud, sinon ce violent surgissement nous rendant le réel plus sensible ?
Toutes les fois que le contemplateur – ou l’auditeur – fait face à cette projection de l’instinct qui hante la conscience humaine, nulle échappatoire ne s’offrira à lui – à moins qu’il ne préfère en fuir la tragique vérité. Mais un tel déserteur de l’aventure des profondeurs nous intéressera ici bien peu.
Laissons-le et évoquons l’œuvre d’une artiste qui a à cœur – au sens fort du mot – d’affronter la radicalité de la nuit de l’être nourrissant la lumière. Les tableaux de Klervi Bourseul donnent à voir la vie dans sa trajectoire la plus étrange pour nous – à savoir dans son surgissement le plus primitif. Tout s’y meut sans que la conscience morale n’apparaisse. On y est en amont de celle-ci, dans ce qui en précède la racine. En effet, tout ce qui prend place dans le tableau réagit en obéissant à sa fonction élémentaire. On y sent un mouvement sans fin, un entrelacement universel qui s’opère à partir de contrastes très appuyés.
Le drame qui se joue dans ces tableaux à une portée métaphysique, dans le sens spécifique que lui donne Antonin Artaud. En effet, les forces telluriques, la puissance des instincts, la poussée de l’énergie primitive, toute cette déferlante d’énergie inconsciente si fortement agissante traverse tout ce qui est vie – et fonde ce que nous nommons le réel.
Prenons par exemple l’encre sur papier, datant de 2016, nommée Amour. Les formes qui y apparaissent se liquéfient et de partout la nature semble sortir. Les yeux qui se déploient sur le haut du tableau sont cruels et fuyants, et en coule ce qui apparaît moins comme des larmes que comme du sang noir. Est-ce de douleur ? On ne peut le dire, mais des branches, symbolisant l’émergence de la vie instinctive, traversent ces yeux et ignorent superbement la charge émotionnelle. À l’image de la perception baudelairienne de l’amour, ce sentiment n’y exprime que mort et dévastation.
De même, dans une autre encre sur papier de la même année, du nom d’Animaux, au sein d’une atmosphère d’agression, de dévoration – tant en surface qu’en profondeur –, de sacrifice d’un animal, de menaces, la vie s’y montre sous son jour le plus translucide. L’homme – en tant que symbole de la conscience – n’y tient nulle place, et le mouvement permanent libère les être en les entremêlant dans une impression d’envahissement universel. C’est le même sentiment qui ressort des deux tableaux (Insectes 1 et 2) où les êtres éponymes, innombrables et de toutes les dimensions possibles, sortent des gouffres pour se déverser sur le monde.
Dès lors, ce qui frappe quand on se familiarise avec les tableaux de Klervi Bourseul, c’est une atmosphère d’aveuglement dans laquelle l’homme ne semble guère plus lucide que le reste de la nature. Ainsi, dans les deux linogravures qui présentent une variation sur le thème de l’île (Entre ciel et terre ou Ouessant 1, 2015 et Île, 2016) les animaux y sont comme perdus, égarés et l’être humain n’y est présent que comme une silhouette soudée à la nature. Les traversant, le mouvement dévastateur d’une nature qui n’obéit qu’à sa force pure et élémentaire. Comme ultime exemple, prenons Interlude qui met en scène une sortie angoissante de monstres, ornés d’yeux féroces et de cornes, qui surplombent, en les ignorant, des êtres et des formes.
Un jugement rapide – disons-le, assez primaire – pourrait conclure à la vision pessimiste de l’artiste. Plus profond serait celui qui y verrait un élan pour faire visualiser les forces naturelles en mouvement dans l’acte créateur. Un tableau comme Majesté nous fait admirer l’élégance sublime d’un oiseau aux ailes souplement déployées, avec, en arrière-plan une présence menaçante. De même, Éclosion nous montre un être (Dieu ? L’homme ?) qui n’est jamais que le prolongement du cycle universel, ouvrant grand la bouche. En sort ce qui ressemble à des paroles de mort et lui-même, celui qui profère cette « parole », nous apparaît aveuglé.
Le créateur est-il lui-même l’auteur de ce qu’il crée, ou n’est-il pas, plutôt, poussé par une force plus originelle que lui ?