Cet essai s’installe clairement dans la continuité de la réflexion de Robert Redeker, déjà riche d’une œuvre des plus denses. On y retrouve entre autres, et par petites touches, les effets dévastateurs de « l’industrie du divertissement » sur notre imaginaire déjà approfondis dans Aux Armes, citoyens, ou encore la prise de possession de notre intériorité par le libéralisme, sans parler de l’émergence d’« Egobody ». Cette pensée en mouvement est un laboratoire, une avancée continuelle revigorée par l’exigence philosophique, donc par la lucidité sans concession.
Cet approfondissement de la réflexion s’enchâsse continuellement dans la prééminence de l’intériorité sur toute autre valeur. Or, deux notions, deux univers devrions-nous dire, prennent chez Robert Redeker une vitalité que notre modernité – d’une fadeur et d’une inculture inouïes dans l’histoire de l’humanité – préfère rejeter comme « superstition » : l’âme et la pensée de la mort. Que l’on soit croyant ou non – et l’auteur de cet article ne l’est nullement – importe peu. La richesse incomparable de la pensée mystique apporte bien plus à l’esprit que la pauvreté sèche et inculte (dans toutes les acceptions du terme) du matérialisme sans profondeur régnant aujourd’hui.
L’essai intitulé L’éclipse de la mort opère ainsi une traversée tout à la fois dans l’histoire de la philosophie – ravivant la tradition des philosophes de l’existence, notamment Tertullien, Bossuet, Pascal, Heidegger – et dans notre modernité tardive pour en éclairer l’insondable vacuité. Cette double plongée a pour vertu d’enraciner la réflexion dans ce que sont les fondations de l’être : le logos et le temps.
Henri Bergson, le grand éclaireur dont la pensée, chevauchant les XIXe et XXe siècles, a superbement sauvé la liberté de l’étouffement matérialiste et positiviste, avait dès 1889 mis en avant le fait que la conscience de l’homme est liberté, en cela qu’elle s’inscrit dans la durée, pure inventivité, notamment dans les créations de l’esprit.
Robert Redeker en poursuivra – quoique dans un esprit différent – le nécessaire ancrage en s’appuyant entre autres sur les analyses heideggeriennes. Il éclaire le danger que court toute culture à refouler non seulement l’événement tragique que constitue le décès d’un être, mais aussi la confrontation avec le corps même des défunts. Parallèlement à cette mise en garde – et en reliant ces deux urgences, il en analyse les causes dont il ne s’agira pas, ici, de faire l’inventaire exhaustif, mais d’en énoncer deux pour montrer le cheminement intellectuel de l’auteur. L’une d’elle est la peur que nous éprouvons à intégrer cette présence, en nous, de la finitude. Notre contemporain préfère la fuir en se plongeant, non dans la pensée, dans l’art, dans la méditation, mais dans l’abêtissement du culte du corps. Une autre cause – nullement étrangère à la précédente – est la désymbolisation de la mort, engendrée par l’omniprésence mortifère de l’image préfabriquée par les industries du diversement. Or, le corps obéit lui aussi à cette dernière qui « cultive » l’absence de tout esprit critique par la dictature de l’instantanée.
Il importe cependant de ne pas se méprendre sur ce qui fonde la dynamique de cet essai : réinstaller la perception tragique de la mort pour enchanter la vie. C’est en humaniste que le philosophe plonge dans l’histoire – que ce soit de la philosophie, de l’anthropologie, ou autres. Ainsi, il rappelle qu’honorer les morts, s’y préparer et en réfuter toute occultation, est une attitude lucide qui aide à mieux l’affronter, et donc à mieux vivre sa propre existence. Or, cette dernière est fondée sur une entité complexe, inscrite dans la durée et constituée d’une intériorité. Cette profondeur intérieure de l’être, interrogée par des siècles de penseurs.
Aussi s’agit-il de la ressourcer, de la libérer des limitations dans laquelle notre modernité tardive l’enserre en la revivifiant au sein de la temporalité. Le vœu vide auquel tend notre époque tend à se limiter à une pauvre, à une minable dévalorisation de l’individu recentré sur le narcissisme corporel, méconnaissant l’incomparable richesse de l’intériorité humaine. Remplaçant la pensée par le ricanement, elle préfère condamner toute interrogation sur le principe spirituel.
Enfin, dépolitisée et inculte dans les domaines de l’art et de la littérature, elle oublie que tous les grands créateurs – de Balzac à Proust et Céline – se sont battus contre ce qui, en contrepartie, leur servait à cristalliser leur imagination et leur style : la mort ! Celle-ci, loin d’être fuie, était affrontée de face – et leur rendait comme salaire une énergie créatrice nonpareille.
On fait corps avec cet essai tout à la fois coup de poing et source de réflexion.