Nous pouvons mesurer l’importance d’un penseur à l’étonnement jamais démenti qui gagne la lecture de ses œuvres, à la jouissance qui nous saisit à en suivre la pensée, de même qu’à la ferveur sans cesse renaissante qu’elle transmet à l’égard de ce que promet le génie humain.
Les essais de Robert Redeker prennent souvent le ton pamphlétaire pour dénoncer l’incurie d’une modernité – prétendument « progressiste » – abandonnant l’être pour le néant. Mais le lecteur consciencieux perçoit bien vite que, derrière les critiques au scalpel, surgit l’éloge du politique, de la culture, des grandes œuvres – en un mot : de ce que l’intériorité humaine porte de plus lumineux.
Lire Redeker, c’est en effet entendre la colère – partagée d’ailleurs par l’auteur de ces lignes – ressentie à l’égard de la médiocrité et de la vulgarité dont nous inondent aujourd’hui les médias et les discours politiques. Mais c’est dans le même temps être à l’écoute de ce que peut et fait le génie humain. La critique du philosophe n’est pas un discours tombant dans un décadentisme bien à la mode. C’est aussi un espoir et, pour qui sait le lire, un projet.
Ce qui fera l’objet de ce texte est l’étude d’un thème fondateur – non le seul, cela va sans dire – qui forme l’essence de sa pensée : celui de la prééminence de la subjectivité. Que nous évoquions la culture, l’envahissement morbide de l’âme par le corps ou encore la dilution du projet républicain dans une haine de toute exigence culturelle, c’est toujours l’homme en tant qu’entité subjective, libre, perfectible, créatrice, qui est porté par le philosophe.
Un éloge de la culture émancipatrice.
Dès Aux Armes, citoyens1, Robert Redeker pose la séparation radicale existant entre, d’une part, les vertus émancipatrices de la culture et, d’autre part, la fossilisation de l’esprit engendrée par l’enfermement dans les traditions ou dans l’essor du « culturel ».
La culture au sens noble – donc dans son sens originel – est ce qui fait advenir l’homme, et, dans l’homme, ce que Redeker appelle sa « politicité ». Établissant un judicieux parallèle avec la pratique socratique, il nous définit ainsi le lien entre culture et devenir de la nature humaine : « Ce que l’homme devient, c’est la culture qui le fait. La culture est cet ensemble d’activités qui doit permettre l’accomplissement de ce qu’il y a de plus humain dans l’homme, et de plus difficile à faire naître, la politique – elle est donc (ou doit être) émancipatrice. Le lien de la culture à la politique est analogue à ce qu’est la maïeutique – cet art de sage femme devenu dans la philosophie un art d’aider à l’enfantement des esprits – chez Socrate : permettre un accouchement. La culture doit permettre l’accouchement de la politicité chez chaque homme »2. C’est ainsi au sein de la traversée des chefs d’œuvre du patrimoine universel de l’humanité – la Divine Comédie, la Recherche du Temps perdu, Faust, Antigone – que l’homme s’enchâsse dans ce qu’il y a de plus grand en lui, son appartenance au devenir du genre humain.
L’opposition entre « culture standardisée » et « culture émancipatrice ».
Mais ce cheminement n’est pas donné. Il est le fruit d’un choix. Donc tout à la fois d’un effort et d’un acte de liberté. Toutes ces vertus qui donnent la dignité à l’esprit humain ne peuvent prendre place chez celui qui se résigne à suivre les chemins déjà tracés par la « culture standardisée » ou par la tradition. C’est ce que précise Robert Redeker en redonnant au mot « culture » « sa signification dynamique. La culture est cet ensemble d’idées, d’œuvres et de pratiques qui nous aide à nous arracher aux traditions, aux déterminismes des groupes auxquels nous appartenons, aux habitudes, qui nous ouvre un devenir encore inconnu, bref elle est ce qui nous transforme et nous désenferme. La culture est ce qui aide chacun d’entre nous à devenir un autre. (…) Les grandes œuvres de la culture méritent cette qualification valorisante précisément parce qu’elles ont été créées non dans le cocon moelleux de la tradition et des habitudes, mais sur le seuil de l’avenir, au risque de ce qui arrive, là où souffle le vent nouveau du non-encore connu, du non-encore advenu. » L’illusion dans laquelle s’enferme la société contemporaine est la croyance dans une culture à la portée de tous. Cette illusion est portée par la marchandisation de tout. Or, la « modernité technique (le travail, la télévision, les loisirs, la mondialisation) est aussi une puissance d’arrachement, mais en même temps elle est une puissance d’aliénation. Dans leur travail et dans leurs loisirs, les hommes contemporains sont à la fois arrachés à leurs identités culturelles héritées et aliénés aux diverses formes de colonisation de l’existence fabriquées par le capitalisme. Ainsi, tandis que toute vraie culture arrache et libère, les dispositifs sociaux-techniques de la modernité capitaliste (le substitut capitaliste de la culture produit par les industries du loisir standardisé) arrachent et aliènent ; cet arrachement/aliénation verse les hommes non pas dans la vie politique (comme la vraie culture aspire à le faire) mais dans le no man’s land sans âme de la consommation infinitisée (dans laquelle il faut compter la consommation mécanisée de loisirs)3. »
Sans l’éloignement à l’égard de la tradition et du confort médiatique soporifique, nulle plongée authentique dans la culture n’est réellement possible. Cet effacement de la vraie culture, celle qui dérange, celle qui force l’individu à se remettre en question est comparable à la destruction du projet éducatif imposée par l’Éducation nationale depuis trente ans4. Robert Redeker rappelle la méfiance nécessaire – voire parfois la lutte – à opposer à tout ce que, de nos jours, le pouvoir médiatique et politique nous propose : « À la moindre occasion l’accent est mis sur la notion de communauté dans le but d’évacuer de l’histoire une autre notion, celle de classe. Tout se passe comme si on destinait la culture à jouer le rôle – au même titre que le sport – de grand narcotique social des sociétés ultralibérales de marché qui projettent de s’imposer planétairement – plus que l’opium du peuple la culture devient l’opium des sociétés de défaite du social5. »
La singularité contre l’uniformité.
Cette évacuation de toute forme de culture des champs médiatique et politique a son pendant dans les « idéaux » prônés par la société contemporaine. Ce ne sont plus guère les débats d’idées dont fut grande la France des siècles durant qui nous portent aujourd’hui. Ce sont de fades valeurs vidées de leur contenu, jetées en pâture au troupeau scotché à l’écran, où la moraline vient satisfaire la bien-pensance à la mode. Pour accompagner ce néant, la prééminence de l’esprit – qui marque chez chaque individu la singularité de l’être – a été remplacée par celle du corps – avec le clonage mondial du type à imiter à tout prix. La vacuité du discours ambiant s’accompagne d’une nouvelle forme d’être humain, que nous décrit Robert Redeker dans son essai Egobody. Sans même que cela fut réellement prémédité – et pour cause, l’idée même de réflexion de fond a disparu de l’environnement aussi bien médiatique que politique – « la fin du XXe siècle fut marquée par le surgissement d’une forme inédite d’individualisme : l’individualisme corporel. Nous appellerons « soma-individualisme » cet ultime avatar de l’individualisme6. » C’est un événement majeur en cela qu’il installe dans notre paysage « un être chez qui le moi a été absorbé par le corps. Nous l’avons baptisé Egobody7. » Son importance vient de ce que, pour la première fois sans doute dans l’histoire de l’humanité, cet « être » est un pur néant, sans consistance, sans âme, sans idéal. Dans de saisissantes descriptions, Robert Redeker nous en fait le portrait à partir d’une présence chez qui « seule la peau a survécu à l’âme (sujet du Salut spirituel) et à la politique (moyen du Salut collectif)8. » Dans ce corps, nulle entité ne réside ni n’anime nulle idée ni idéal : « L’universalité humaine (qui renvoyait à l’idée d’une nature humaine, à des fins tout à la fois communes et transcendantes, à un horizon d’émancipation, qui reposait sur un certain socle métaphysique), fondement philosophique de l’humanisme, s’est trouvée tellement mise à mal par la critique (…) dirigée contre la métaphysique qu’elle a été contrainte de se replier sur le seul aspect biologique de l’homme9. » Ainsi en arrive-t-on à cette déperdition de la richesse intérieure – et, par conséquent, de l’idée que l’on se fait de nos jours de ce qui fonde l’être humain – d’où découle la réduction de l’être à la masse : « Le corps nouveau résulte bien, en effet, d’une entreprise de dévoration du moi. C’est un corps qui est devenu un ego. Notre époque a inventé l’identification du moi et du corps. Chacun se pense ainsi : « Je suis mon corps » (…) Au XVIIe siècle, le cogito de Descartes : « Je pense, donc je suis », s’institue par le mouvement suivant : la pensée, assimilée au « je », lui-même assimilé à l’âme, se dévoile en tant que distincte du corps. En effet, un corps ne peut penser, encore moins se penser comme « je », actions réservées à l’âme seule. En moins d’un siècle, le corps a absorbé l’ego. […] engloutissement du moi par le corps. Cette récente identification du moi et du corps, véritable phénomène de masse, constitue un retournement de portée historique, l’humanité s’étant signalée depuis ses origines par la dissociation entre le moi (que ce soit l’instance psychologique ou, au-delà, une entité spirituelle) et le corps. De même, l’âme a toujours été pensée dans une certaine indépendance vis-à-vis du corps10. »
Les conséquences de l’anéantissement de l’intériorité humaine sont écrasantes, bien que diluées dans la vacuité des discours contemporains. Nous allons en énoncer deux parmi bien d’autres décrites par Robert Redeker.
La liberté contre le mental.
Une des valeurs essentielles que les Lumières ont mises en avant est l’irréductibilité de chaque être humain. L’individu a, par lui-même et en lui-même, une valeur qui ne peut être extraite d’autre chose que de sa propre existence. Pour utiliser le langage d’Aristote et de Kant, l’homme est à lui-même sa propre fin. De ce fait, chaque être est libre et sa volonté lui permettra de construire, fonder, projeter, douter, réaliser ce qui émanera de celle-ci. Or, ce que notre époque a fait émerger est une tout autre entité : le « mental ». Tout un chapitre de l’essai de Redeker approfondit cette notion pour en montrer les travers, dont celui de s’opposer tout autant à la liberté qu’à la singularisation de chaque être. En effet, « Jadis on parlait d’âme, naguère de moi, aujourd’hui on parle de mental11. » Seulement, le mental marque dans le même temps le vide de l’intériorité et la fin du libre-arbitre. Il « est une force, au sens mécanique du terme, il est du psychisme matérialisé, solidifié dans du physique. Il n’enveloppe aucun infini ; rien – ni être ni néant – ne réside en son cœur. Il ne recèle ni Dieu ni inconscient. Il est aussi compact qu’un bloc métallique sortant d’une aciérie. « Mental » ne s’entend d’ailleurs généralement que sous une seule acception : un « mental de gagnant ». […] La réussite de cette greffe traduit une déroute de la civilisation12. » Pour marquer la différence tout autant philosophique qu’anthropologique avec la vision du moi préexistante, Robert Redeker fait le parallèle avec Descartes : « Mais de quelle volonté s’agit-il dans sa mise en équivalence avec le mental ? Aucunement de celle conceptualisée par Descartes, pour qui la volonté était synonyme de liberté. Dans les Méditations métaphysiques, il décrit la volonté comme une faculté distincte, le pouvoir d’élire, d’affirmer et de nier, de poursuivre et de fuir13. Descartes représente ici la pointe extrême d’une tendance générale de la pensée en Occident : nouer la volonté avec la liberté sans qu’aucune des deux y perde. Ainsi, la volonté se définit à partir de Descartes comme la détermination de l’action par la liberté. On ne peut donc percevoir de volonté dans un réflexe. Celui-ci, au même titre que l’instinct, renvoie au mécanisme de la nature. (…) Une volonté de fer, comme le mental veut en produire, comme en produisirent les totalitarismes du siècle passé sous la figure du « triomphe de la volonté », n’est pas une volonté, c’est un mécanisme univoque, un déterminisme aveugle qui ne connaît pas le risque, inhérent à la liberté, de verser dans son contraire14. »
La singularité contre l’homogénéité.
Le mental ramenant l’individu à n’être guère qu’un objet, qu’un robot, une machine comme ont pu en créer tous les totalitarismes du siècle passé, il ramène ceux qui y sombrent à n’être que la pâle copie de leur modèle. Alors que chaque âme est unique, chaque moi est particulier, le mental sera inévitablement la simple copie d’un autre, toutes aussi vides les unes que les autres. Ramené à la force, le mental non seulement se différencie, mais s’oppose même à l’idée de puissance à laquelle l’âme est rattachée : « À y regarder de près, l’âme permettait la singularité produite par la puissance. Animée par celle-ci, elle disait la singularité de chaque homme, définissant ce qui ne peut être mis en série. (…) À l’inverse, le mental, animé par la force plutôt que par la puissance, permet de classer. La puissance engendre de l’hétérogène, la force n’engendre que de l’homogène. La puissance différencie, la force uniformise. (…) Du primat du mental, homogénéisant les hommes en les classant, découle la culture, parfaitement déshumanisante, incontestablement barbare, férocement contemporaine, de l’évaluation15. »
Sans doute en sommes-nous aujourd’hui à l’opposé de ce qui était porté par les Lumières qui souhaitaient l’affranchissement de chaque individu dans sa spécificité. Comme nous le verrons un peu plus loin, il en va incontestablement du choix de chacun de s’y soumettre ou de résister, mais cette question est aussi un écho venu de beaucoup plus loin.
La gratuité contre l’utilité.
Nous sommes en effet les enfants de la Grèce de l’antiquité et inévitablement, nos concepts, nos idées, nos modèles s’y enracinent. Lorsque Robert Redeker évoque – à juste titre – l’étymologie du mot « école », il rappelle qu’à l’origine, ce mot évoquait « gratuité » au sens de « disponibilité », de ce qui se justifie par soi-même. À l’opposé d’une « machine », d’une « utilité », créer, apprendre, exister n’a d’autre but que celui d’exprimer la puissance que l’on est en même temps que celui d’être au monde. Le danger de l’absence de culture générale au sein de l’école, danger accentué par l’omniprésence des « objectifs » autres que celui, simple et gratuit, d’apprendre et de devenir un citoyen éclairé, vide de toute essence le lieu même de l’école. Nullement accidentel, ce péril est l’émanation de la dissolution de la vision anthropologique contemporaine, dont l’omniprésence du « mental » vu précédemment en est aussi une excroissance. Dans Egobody et L’École fantôme, Robert Redeker étudie les conséquences tragiques pour notre civilisation de la disparition de la question de l’homme aujourd’hui. La domestication de l’intelligence humaine devient en effet possible dès lors que l’on réduit celle-ci à une simple fonction, notamment en réduisant « l’intelligence à une fonction en organisant sa soumission à une utilité définalisée. Nous appelons « définalisation » le processus instituant l’utilité en fin. Ainsi, à partir du moment où l’on fixe à l’école comme unique fin la future réussite professionnelle de l’élève, on définalise l’enseignement en l’attachant à autre chose qu’à sa propre fonction, en l’occurrence la transmission du savoir et la connaissance des œuvres. Le mental vassalise l’intelligence à l’utile. (…) l’usage de l’intelligence dans le genre humain suit les voies d’un double décrochage : d’une part, par rapport à l’utilité pour la survie biologique, de type animal ; d’autre part, par rapport à l’utilité au sens général, technique, économique ou politique. (…) Gratuit, nous indique Aristote, sera ce qui est à soi-même sa propre fin, ce qui n’existe pas pour autre chose que soi. Les premiers philosophes, nous enseigne-t-il, « cherchaient manifestement à avoir la science pour savoir et non en vue de quelque utilité » (…) Dans la gratuité se manifeste l’intelligence devenue libre.16. »
Poursuivant cette réflexion dans L’École fantôme, il précise que les trente dernières années ont amené la France à la décadence institutionnelle de l’Éducation nationale, notamment en raison de l’oubli de cette valeur suprême : la gratuité, dans son sens aristotélicien, de l’apprentissage au sein de l’école. Deux extraits (parmi bien d’autres) de cet essai magistral méritent d’être soulignés : « Sur ce fondement – la reconnaissance de la gratuité et de l’autonomie de certaines activités comme plus spécifiquement humaines, donc plus humanisantes, que les autres – peuvent s’édifier une pensée et une pratique de l’enseignement ainsi qu’une idée de l’École. Tout enseignement se doit d’être avant tout un enseignement à la gratuité. C’est à travers ce passage par la gratuité qu’il devient un enseignement à l’humanité17. » Analyse renforcée par celle-ci : « Travail et divertissement se liguent pour détruire le loisir et la culture, en particulier la part la plus menaçante de la culture, la littérature. L’École, dans la France d’aujourd’hui, abandonne la littérature au profit de la littérature jeunesse. Ce n’est pas (…) par le droit à la paresse que l’on répliquera à l’argument du travail, c’est au contraire en revendiquant le droit à l’improductivité, à l’inutilité, c’est-à-dire au loisir. Plus : à l’improductivité comme loi fondamentale de l’École18. »
Cela tient à un drame profond qui touche tout l’Occident, celui de ne plus croire réellement – les plates paroles pleines de vent qui tentent de voiler le néant de la volonté ne font guère longtemps illusion – à ce qui a fondé sa prodigieuse civilisation : sa culture, son histoire, son art, sa philosophie. Le siècle des Lumières, dans sa complexité, en a été un des sommets. Que l’on prenne le projet sublime de Diderot avec l’Encyclopédie, celui de Voltaire avec son Dictionnaire philosophique, ou l’œuvre Kant notamment à partir de 1770, il s’agit à chaque fois d’amener, par le travail de la raison, chaque individu à s’assumer comme être pensant et, par la culture et la réflexion, à atteindre ce seuil qui affranchit : l’acte de penser par soi-même. Projet intemporel (n’était-ce pas déjà celui de Socrate interrogeant les Athéniens ?), Kant, dans son texte Qu’est-ce que les Lumières ?, le rappelle magistralement. Robert Redeker en fait une analyse minutieuse qui, par certains accents, n’est pas sans rappeler Aux Armes, citoyens ! : « Une fausse démocratisation étouffe la culture et par ricochet l’École sous l’accusation d’élitisme. Anticulturelle, cette parodie de démocratisation enferme chacun dans la particularité de ses pratiques, décorant du mot de culture toute activité humaine, même la plus insignifiante. La culture générale, pour sa part, est la seule voie pour une vraie démocratisation puisqu’elle élève chacun à une hauteur de vue qui peut en faire un général – pacifique – de la condition humaine. (…) [L’]homme cultivé (…) pourra se commander soi-même – autonomie réalisant une situation signalée par Kant sous le signe des Lumières : « Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable19. » Deux remarques s’imposent. D’abord, il importe de dissocier ces Lumières définies par Kant d’un seul moment historique particulier, géographiquement situé, l’Aufklärung20 : cette « sortie de l’homme hors de l’état de tutelle » est de tous les temps et de tous les lieux civilisés. Cette intemporalité, ou transhistoricité, du fait d’émancipation étiqueté par Kant n’est jamais remarquée. La problématique des Lumières est une problématique humaine permanente, et non pas simplement historique21. »
Processus d’arrachement, d’invention de soi-même, de dépassement de tout déterminisme, sans doute n’est-ce pas un hasard si tous les totalitarismes commencent par une censure féroce à l’égard des sources d’information et de l’édition. L’admiration ne faiblit pas à l’égard de la modernité de ce texte magistrale d’Étienne de la Boétie, éclairant les sources de la domination des puissants par le concept de « servitude volontaire ». La paresse généralisée à l’égard de la culture et de la philosophie aujourd’hui n’est-elle pas une forme de « servitude volontaire », permettant toutes les nouvelles formes de soumission ?
En guise de tremplin plutôt que de conclusion.
Nous le disions plus haut : c’est d’une vision de l’homme erronée – voire absente – du discours contemporain qu’est née la dissolution de tout ce qui fonde notre civilisation. S’appuyant entre autres sur Heidegger, Robert Redeker rappelle le lien indissoluble reliant l’être et la langue. On ne peut en faire une simple « annexe de la technique » sans, dans le même temps, la déchoir « de son statut d’étoffe de la vie intérieure. De tissu dans lequel se taille l’intériorité22. » C’est une vérité antique qui parle dans les fragments de Parménide et qui nous apprend que c’est la même chose que penser et être, et c’est un désastre anthropologique tout autant que philosophique que d’oublier que « la langue est à l’intériorité de l’être humain, le moi ou l’âme, ce que la peau est à son extériorité, le corps. (…) [L’]existence subjective dans ses deux dimensions, psychologique et spirituelle23. »
La puissance de la pensée nietzschéenne visait déjà prodigieusement juste lorsque, dès la Naissance de la tragédie, le génie allemand critiquait en Socrate celui qui, au contraire des artistes tragiques qui l’avaient précédé, jugeait la vie au lieu d’en chanter le miracle. Or, c’est précisément cette vision décadente qui est mise à jour par Robert Redeker. La vie n’étant pas perçue, par elle-même, comme ce qui fonde sa propre justification, une vision mercantiliste, utilitariste, lui est apposée comme une béquille : « Au-delà d’une crise de la société (…), plus profondément qu’elle, ravageuse, gangrenant l’existence jusqu’à son os, sévit donc une crise de la vie. Ce n’est pas la société qui ne sait plus répondre à la question : « comment vivre ? » c’est la vie dans la société qui n’y parvient plus. La vie humaine s’est définalisée, sa fin s’est naufragée, comme si elle avait atteint le bout de son histoire. Désormais donc, l’humain des sociétés occidentales vit pour réussir. Tant que la vie possède un sens, le besoin de réussir ne surgit pas24. »
La vie se vit en tant que miracle permanent et n’a d’autre justification qu’elle-même. Une forme de mystique de la présence au monde est chantée par les grands artistes, poètes, mystiques – voire les trois à la fois quand on a affaire à un Héraclite, un Plotin et autre Nietzsche. Il en est d’autres aujourd’hui encore – pour qui saura les entendre et leur ouvrir son âme…
1 Robert Redeker, Aux armes, citoyens !, Cétacé, Éditions Bérénice, mars 2000.
2 P. 10
3 P. 13-14.
4 Cf. à cet égard l’essai récent, L’École fantôme éditions Desclée de Brouwer, septembre 2016, dans lequel Robert Redeker fait une analyse lumineuse qui va bien au-delà des banalités habituelles sur l’état de la société, élevant la critique jusqu’au projet d’une nouvelle anthropologie philosophique.
5 Aux armes, citoyens !, P. 21.
6 EGOBODY – LA FABRIQUE DE L’HOMME NOUVEAU, Fayard – © Librairie Arthème-Fayard. 2010, p. 28.
7 P. 7.
8 P. 8.
9 Idem.
10 P. 24-25.
11 P. 32
12 P. 33
13 René Descartes, Méditations métaphysiques (1641), Nathan, 1983, p. 70-71.
14 P. 34.
15 P. 40-41.
16 Egobody, op. cit., p. 41-42.
17 L’École fantôme, op. cit., p. 105.
18 L’École fantôme, op. cit., p. 110.
19 Emmanuel Kant, Qu’est-ce que les Lumières ? (1784), Paris, Garnier-Flammarion, 1999, p. 43.
20 Les Lumières allemandes (1720-1795) dont Kant fut la figure la plus illustre autant que la plus emblématique.
21 L’École fantôme, op. cit., p. 169-170.
22 L’École fantôme, op. cit., p. 19.
23 L’École fantôme, op. cit., p. 21.
24 L’École fantôme, op. cit., p. 152-153.