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Tahar Bekri -et l'expérience poétique

Tahar Bekri est poète de langues française et arabe – traduit dans de nombreuses langues – essayiste et critique littéraire tunisien. Après avoir été arrêté en 1972 et emprisonné en 1975 sous Habib Bourguiba, il s’est installé en France en 1976. Son œuvre immense, si importante pour la poésie actuelle, est une source d’enrichissement permanente pour l’esprit !

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Les péripéties du poème errant

A dix ans, je perds ma mère, le monde s’obscurcit, je suis dans la palmeraie, je parle aux arbres, j’interroge les étoiles, la nuit est terriblement silencieuse, j’interpelle la mort, mets en doute la justice divine, me révolte contre le sort qu’elle me réserve et me réfugie dans la nature, il n’y a pas de réponse, c’est le règne de la solitude, le triomphe de la douleur, de la tragédie du petit être, à l’intérieur, les larmes coulent, dehors, il faut bien vivre avec les autres, aller à l’école, tendre les pièges aux oiseaux, courir après les bêtes et les jeux.

Dès cet âge, je cherche un langage, comment faire des confidences à celle qui m’a mis au monde, lui parler en silence, lui avouer ma peine, le vide qu’elle laisse, lui faire part de mes questions qui restent sans réponses. Et ce sont les mots maladroits qui s’imposent à moi dès que je maîtrise l’écriture, adolescent.

Je ne m’explique pas toujours pourquoi c’est le poème qui vint à mon secours et non un autre langage, pourquoi le poème est devenu mon besoin d’expression, mon recours, est-ce la tristesse qu’il exprime, la possibilité de dire à voix basse mon être?

Les questions dépassent mon âge, les interrogations sont en cascade, presque métaphysiques, je ne sais quelle langue dois-je utiliser, le français ou l’arabe, quelle forme, dois-je obéir à la rime, aux lois de la métrique, celles de la poésie arabe sont un peu plus difficiles, nécessitent un savoir complexe, je me sens plus libre dans l’écriture en français, il y a déjà le vers libre, le poème en prose, les lois poétiques sont plus souples, les thèmes aussi.

Je me dois de rester bilingue, y veiller, la poésie arabe est immense, remonte à très loin, au 6ème  siècle, au moins. Je ne peux abandonner une poésie qui me nourrit, qui m’accompagne, je tenterai d’écrire en arabe, mon enseignement est bilingue depuis l’école primaire, je suis le fruit de deux langues, elles seront mes vases communicants, formeront ma volonté de dialogue, mon désir de faire dialoguer deux cultures, deux histoires littéraires, le monde ontologique a-t-il une différence d’une culture à l’autre, le poème est-il le même, me faut-il me traduire, exprimer de deux manières l’opacité du monde, j’écris de l’interrogation inquiète, de la difficulté d’être, du besoin de poème comme nécessité, non comme un exercice de style, sa priorité est celle de la voix qui doit m’aider à porter ce qui alourdit mon cœur, charge ma poitrine, encombre mes jours.

Des années plus tard, le poème est dans la mêlée, se greffe au social, au politique, au désir de liberté, d’émancipation, la douleur première est une chaîne lourde, comment lui faire rejoindre les autres maillons, y être sensible, être à son écoute, l’exprimer, sans être esclave de l’idéologie sectaire, portant des oeillères, rester vigilant, exigeant, le poème comme œuvre d’écriture, comme quête,  non comme un cri facile, je ne me presse pas pour publier un recueil, me suffis de publier des poèmes, ici ou là.

Le chemin est long, c’est dans ma vie universitaire, lors de mes différents voyages que je découvre la poésie internationale, cela a commencé depuis longtemps mais pas avec cette ampleur et cette démesure !

Curieux de tout, je lis tout ce que je peux, tout ce que je trouve de traduit en arabe comme en français, c’est le vertige, le puits sans fond, par où commencer, comment choisir, comment ne pas rester ignorant, comment découvrir, quoi préférer, c’est la ruée vers le poème-monde, tant d’écoles, tant de courants, tant d’écritures, quelle prétention que d’écrire ne serait-ce qu’un poème qui veut apporter sa  propre pierre  à la montagne, sa propre vague  à l’océan si vaste !

C’est dans le doute, la mise en question,, parfois, la lassitude qui gagne, qu’il faut reprendre ses esprits, mettre en marche la caravane, même si la traversée du désert menace :être coupé de son pays, des siens, après l’emprisonnement et l’exil. Le poème devient un radeau contre le naufrage, une fenêtre pour ne pas rester enfermé dans une maison obscure.

La douleur inguérissable, devient peu à peu multiple, intime et collective, les espaces se croisent, les langues, les temps, aussi, il faut s’employer à faire du monde un lieu de découverte merveilleuse, un havre de connivences, une mer entre flux et reflux. Ecrire pour se sauver, pour ne pas tomber au fond du puits, s’accrocher à l’arbre, même s’il croît sur une falaise !

Paraîtra ainsi mon premier recueil Le laboureur du soleil, en 1983. J’aurais attendu mes trente-deux ans pour me décider. Me convaincre qu’il était temps de donner à lire aux autres ce que je jugeais timidement accompli, affronter courageusement le regard de l’autre, la réception critique.

Aujourd’hui à un âge avancé, je ne sais toujours pas définir le poème après avoir publié plusieurs livres, l’écriture est toujours laborieuse, incertaine, mystérieuse, je ne sais quand un poème est réussi, quand il trouve un écho favorable, je ne sais s’il est facile à saisir, s’il est inaccessible, si ma langue est singulière ou commune, si ma vérité intéresse les autres ou si elle est futile.

J’écris, je n’attends pas, comme si la vie me presse, comme si le monde dans sa fureur m’appelle à alléger son fracas, j’écris contre la laideur du monde, ses guerres, sa violence, son intolérance, l’arrogance de ses puissants, sa fermeture, ses murs, ses frontières, d’un livre à l’autre, j’essaie, de dire le devoir de beauté, la conscience morale et éthique, le poème est mon visage, je le voudrais le plus humain possible,

J’écris pour alléger ma douleur lointaine, toujours vivace, mon exil, blessant, tenter de le transformer en belle rencontre, en attendant, je confie au poème, ma fraternelle poignée de main, où que je sois, où que je vive, où que j’aille, mon humanité, en partage,

L’art d’écriture, la rhétorique, le travail sur la langue, les langues, le rythme du poème, la mesure, les niveaux apparents et cachés, conscients et inconscients, l’écriture métaphorique, l’appartenance à un courant, à une école, à un mouvement, à ce qui définit le poétique, est affaire de didactique, de lecture critique, d’analyse, de définition de vision du monde, de recherches littéraires  analytiques…

Le poète est-il appelé à développer lui-même tout cela?

© Tahar Bekri

 

Portrait de Tahar Bekri par Soulaimen Barakat

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