« Selon vous, sommes-nous au monde, et est-il possible d’atteindre le réel grâce à l’écriture ? »
La lucidité disait René Char est une blessure ; elle est en effet arrachement et mise en condition du poète pour que puisse être atteint ce qui – par-delà le voile – le ramène à l’enracinement. Ce dernier n’est pas perçu, ici, sous l’angle de la limitation à un lieu précis, clocher ou terroir – quoique ces architectures et humus puissent, par nos sens les plus profonds, nourrir l’imaginaire – mais dans celui, plus originel, que l’abrutissement social empêche de percevoir.
Sans doute s’agit-il ici d’opérer un saut. Le saut permettant de s’arracher à ce qu’il y a d’éphémère, de trop instantané, d’aliénant, pour dévoiler, par le Verbe, l’être de l’homme. Cet arrachement suppose de métamorphoser le style en lame de rasoir. L’arrachement devient ici lacération des chaînes nous menant malgré nous à des affirmations reçues, à des perceptions héritées et paresseusement répétées comme l’exige le rouleau compresseur de la quotidienneté.
L’affirmation rimbaldienne selon laquelle « nous ne sommes pas au monde » ne prend tout son sens que si on se libère de ce en quoi la conscience immédiate et endormie peut nous égarer. De quoi s’agit-il ? De l’illusion « d’être au monde ». Nous ne sommes pas au monde, car nous sommes le monde.
L’élan du devenir fait du Verbe créateur une part entière de ce qui a été nommé, voici quelques années, les Veines du Réel. Atteindre le monde par le poème est réaliser la quête, voulue tout à la fois par Spinoza et Artaud, de penser l’unité pour mieux la dire, de briser au moyen de son génie propre l’illusion qui égare, et ainsi de renouer avec la pratique ancestrale qui veut que le Verbe soit à la fois la vision et la musique de l’âme humaine dans son entièreté. Prométhée, en offrant le Feu divin, ne lègue pas un simple instrument permettant « de s’exprimer sur » quoi que ce soit – le Feu calcine les frontières et atteint l’être dans toute sa pureté.
À titre d’exemple éblouissant, n’est-ce pas une confrontation avec le plus sublime, que l’entrée dans Lascaux, dans ces grottes fracassant les limites du génie humain en nous mettant en lien avec un réel à la fois si présent et si vertigineux ? Ne sommes-nous pas arrachés à nous-mêmes, à notre étroit narcissisme, face à la contemplation de ces chefs d’œuvre datant de dix-sept millénaires, nous ouvrant sur la spiritualité humaine par-delà tant de millénaires ?
La poésie authentique et l’art ne parlent donc pas de l’homme : ils disent l’homme, ils parlent l’homme comme nous parlerions une langue originelle, une langue pré-babélienne.
Ainsi parvenons-nous, les peintres et les poètes nous le montrent lumineusement, à cette vérité que Marcel Proust nous révèle dans Le Temps retrouvé, que « le style est une question non de technique, mais de vision ». Voir, et révéler ce qui est si aveuglant qu’on ne le voit plus – tel est l’éclairage du poème sur le réel quand son style est l’âme parlant l’ me du monde, donc met en mélodie ce qui, remontant des plus profondes nappes phréatiques, réclame l’urgence d’un style ne le trahissant pas, mais déployant ce dire dans toute sa lumière.
Nous sommes le monde quand remonte de notre part la plus profonde – donc de source la plus universelle et et la plus intemporelle – le courant créateur s’enchâssant dans l’énergie originelle.