« Selon vous, sommes-nous au monde, et est-il possible d’atteindre le réel grâce à l’écriture ? »
Votre question tend à révéler une singularité de la poésie moderne car la formule « sommes-nous au monde », nous vient de Rimbaud, extraite d’un poème en prose qu’à peu près personne aujourd’hui ne connaît par cœur, comme à peu près personne ne connaît par cœur aucun poème de langue française. Si d’aucun ont mémorisé des poèmes parce que ceux-ci les émouvaient au point qu’ils souhaitaient faire corps avec le poème en l’apprenant par cœur, faisant de lui un compagnon de vie, force est de constater que la poésie ne fait plus chœur, comme elle pouvait le faire à l’époque du Moyen Age par exemple grâce aux parvis des églises. La poésie n’a certes pas perdu sa faculté de lien, ce sont plutôt les ères successives qui ont transformé le rapport de l’humanité à la vie.
Ce que votre question révèle, c’est la dimension fragmentaire de la poésie, car la formule de Rimbaud est ici sortie du contexte de son poème, poème lui-même sujet à discussions, voire à controverses tant les interprétations en furent nombreuses et variées. Rimbaud pensait-il lui-même n’être pas au monde ? Plusieurs thèses s’affrontent, dont deux principales, celle interprétant ce poème comme une projection de Rimbaud sur son ami Verlaine, le premier mettant dans la bouche du second ces propos relevant de la lamentation. L’autre thèse imaginant que Rimbaud dresse son propre portrait dans deux états intérieurs différents. L’Académicien Pierre Brunel, quant à lui, n’exclut aucune des interprétations, considérant que chacune d’elle enrichit le poème.
Même si personne ne connaît le poème de Rimbaud par cœur, des fragments de ses poèmes sont passés dans la mémoire collective : Je est un autre, La main à plume vaut la main à charrue, l’horreur économique etc… Ce constat peut se faire avec nombre de formules d’autres poètes : Un coup de dé jamais n’abolira le hasard, La chair est triste hélas et j’ai lu tous les livres, La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil, La rose est sans pourquoi, etc…
La poésie, nous l’apprenions jadis à l’école, et les écoliers pouvaient réciter des fables de La Fontaine entièrement. Celle du « Corbeau et du Renard » transmis de génération en génération a fait office de culture véritable.
Si nous prenons par exemple La Jeune Parque, qui est un morceau de la poésie française, européenne même, je doute fort que quiconque le connaisse intégralement. Mais peut-être certain ont-ils mémorisé le tout début : « Qui pleure là, sinon le vent simple, à cette heure/Seule, avec ses diamants extrêmes ?… Mais qui pleure,/Si proche de moi-même au moment de pleurer ? » Idem pour Le Cimetière Marin : seules sont gravés dans les mémoires des vers dissociés : « Le vent se lève, il faut tenter de vivre », et « La mer, la mer, toujours recommencée ! »
Ce constat de la mémoire fragmentaire faite à la poésie nous force peut-être à prendre conscience que ce qui prime, avec l’avènement de la modernité, c’est l’image sur le corps du poème. Seule demeure l’image, si je puis dire. Et à travers elle, lorsqu’elle est particulièrement profonde, sa faculté à engendrer du mythe, c’est-à-dire à répondre positivement, généreusement, aux besoins fondamentaux de l’humanité pour orienter l’énergie vitale vers sa floraison libératrice.
Nous pourrions développer les causes de cette fragmentation due au progressisme moderniste, conjecturer sur le rôle de la technique, de la raison prenant le pas sur la conscience, du morcellement de l’âme. Ce que cela révèle toutefois, c’est bien que d’un certain point de vue, si nous prenons le monde pour la réalité et le fait d’être comme être « présent », nous sommes effectivement de moins en moins au monde tant notre rapport à la réalité se désolidarise de la mémoire, se désolidarise tout court, c’est-à-dire ne plus être solidaire en tant que « corps d’humanité » pour prendre une formule de Patrice de La Tour du Pin. La modernité a intronisé l’individu au détriment du lien entre les personnes.
Alors si nous reprenons le fragment de Rimbaud, « Nous ne sommes pas au monde », quand bien même nous nous ferions l’écho de la thèse consistant à dire que le poète fait parler son ami Verlaine, il n’en demeure pas moins que ce fragment de poème relève de la poésie pure en tant que vision prophétique. Que ce soit Verlaine qui parle par la bouche subjective de Rimbaud, ou toute autre interprétation, dans l’absolu, non, « Nous ne sommes pas au monde », et de moins en moins collectivement. Car Rimbaud écrit bien « Nous », ce qui induit le collectif. Rimbaud parle ici en poète, c’est-à-dire qu’il s’est fait l’outil vivant de réception du poème. Toutes les interprétations qui ne relèveraient que de l’anecdotique ne se situerait pas au niveau de ce que le poète a reçu en tant que poème même de la part du Poème. Le seul niveau de lecture qui vaille, c’est celui de l’être.
« Sommes-nous au monde » ? Collectivement, non, égarés que nous sommes dans la réalité. Seuls sont au monde ceux qui parviennent à se situer dans le réel à travers une existence vécue à travers la réalité.
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Il est intéressant de remarquer que ce fragment rimbaldien est précédé d’une autre formule : « La vraie vie est absente ». Puisque nous nous situons au niveau du Poème et non de l’anecdotique, cela prend immédiatement une signification ontologique. Je souligne ceci afin de faire le lien avec la deuxième partie de votre question : est-il possible d’atteindre le réel grâce à l’écriture ?
George Steiner, dans Réelle Présence, s’est attaché à démontrer que le Poème appartient au réel quand le commentaire, lui, relève de la signification. Il dit : « Le Poème est, le commentaire signifie ». Steiner établit donc la suprématie essentielle du poème sur le commentaire, et renvoie la déconstruction à sa véritable place, celle de second. Il n’y a pas équivalence entre les deux, contrairement aux affirmations des tenants du déconstructionnisme.
Sommes-nous au monde lorsque nous ne le sommes pas collectivement ? Est-il possible au genre humain d’atteindre collectivement, pour chacun de ses individus, le niveau de conscience des individus les plus spirituellement évolués ?
L’Histoire semble démontrer l’inverse, à savoir qu’une poignée d’individus parvient à habiter la réalité dans un rapport forcené au réel, c’est-à-dire à la Présence. Affirmer cela semble reléguer l’ensemble de l’humanité à une involution dégénérative, ce qui d’un certain point de vue est absolument faux tant chaque personne peut atteindre au réel par des actes, des paroles et des pensées bien souvent conduites par l’inconscient.
Si l’on en croit les Écritures, et notamment l’Évangile de Jean, non seulement il est tout à fait possible d’atteindre le réel grâce à l’écriture, mais c’est bel et bien la fonction du Logos : permettre de rejoindre le réel. Jean dit dans son Prologue : « et le Verbe était tourné vers Dieu, et le Verbe était Dieu ». Jean écrivit son évangile en grec. Dans le fragment cité apparaît deux fois le mot Dieu : le premier, en grec, est écrit « o Théos », c’est-à-dire « le Dieu », l’autre est écrit « Théos », c’est-à-dire « un Dieu ». Autrement dit : « Et le Verbe était tourné vers le Dieu, et le Verbe était un Dieu ». Il ne s’agit pas du même Dieu : Jean nous apprend que le Verbe, le Logos, est un Dieu permettant de se tourner vers Dieu, de le contempler. Le Logos est ainsi un intermédiaire entre l’Homme et Dieu.
Ainsi le Verbe est-il la voie d’accès au réel, à la Présence, la Réelle Présence dont parle Steiner. L’écriture dont vous parlez dans votre question peut prendre de multiples formes : l’écriture scripturaire, l’écriture picturale, l’écriture architecturale, cinématographique, mais aussi peut-être plus humblement l’écriture ouvrière, celle permettant au boulanger de faire son pain, à l’artisan d’exercer son artisanat lorsque ces gestes sont effectués avec l’état d’esprit appropriée, ils permettent de participer au réel.
Cependant, nous ne pouvons faire que le constat que faisait en son temps Novalis : « Actuellement, l’âme ne bouge que ça et là ; quand donc remuera-t-elle entièrement, et quand l’humanité commencera-t-elle à prendre conscience en masse ? »
Et Maeterlinck d’ajouter : « C’est à cette condition seulement que quelques-uns apprendrons quelque chose. Il faut attendre patiemment que cette conscience supérieure se forme peu à peu. Il se peut qu’alors l’un de ceux qui viendront parvienne à exprimer ce que nous sentons tous de ce côté de l’âme, qui est comme la face de la lune qu’on n’a pas aperçue depuis le commencement du monde. »
« Patience, patience / Patience dans l’azur ! » nous enseignait Valéry.
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D’un certain point de vue, nous ne sommes donc pas au monde, tant le rapport à celui-ci tend à l’exclusive matérialiste ainsi qu’à la fragmentation de la Mémoire. La poésie contient ce que l’on pourrait appeler l’archi-mémoire, et nous autres, à défaut de la volonté d’en mémoriser des pans entiers, nous contentons de façon bienheureuse d’en saisir les éclairs salvateurs à travers ses fragments d’azur.
D’un autre point de vue, nous avons toutes les chances d’être au monde à partir du moment où nous décidons de voir à travers les événements qui nous entourent des paroles qui nous sont destinées et que nous avons pouvoir d’interpréter. Ce changement de point de vue modifie radicalement notre rapport à la vie, et donc au monde qui devient d’un coup d’un seul une échelle.
À la fondation de notre civilisation, puisque nous citions Jean, nous pouvons rappeler les paroles de Jésus à ses disciples : « J’ai vaincu le monde ».
Cette victoire ne peut avoir lieu qu’en épousant le Verbe, en spiritualisant la matière monde.
Gwen Garnier-Duguy
Le 17 août 2020