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Le Soc de Yannick Fassier – le style et l’unité

La qualité de découvreur de vrais talents de Jean-Claude Goiri, directeur des éditions Tarmac, m’était déjà évidente, lorsque je reçus, voici peu, le livre de Yannick Fassier intitulé Le Soc. Je ne connaissais pas encore l’auteur. Je puis dire désormais qu’une fois encore, Jean-Claude Goiri a mis en lumière une plume rare !

            Le Verbe de Yannick Fassier constitue en lui-même une totalité. À l’image des auteurs chez qui le style projette la matière sur la feuille blanche, Yannick Fassier plonge sa plume dans le réel, la matière, la vie – « Je cherche le rappel du réel – cruel » proclame-t-il p. 52. Son aïeul, paysan, faisait ainsi, gravant dans la terre concrète des veines purifiantes à l’aide de son soc. Le corps humain, la terre, la totalité, cet auteur appartient à la longue généalogie des « horribles travailleurs » pour qui « la main à plume vaut la main à charrue ». Il est tant de médiocres qui refusent le réel qui les rattrapera nécessairement. Yannick Fassier, lui, s’y risque et, tel l’agriculteur, l’homme de la terre, en fait jaillir vie et lumière.

            Le Soc expérimente de l’intérieur la totalité dans laquelle nous sommes – et que nous sommes. Il est bien connu que la conscience est à la fois la force de l’homme, mais aussi ce qui lui donne l’illusion d’être séparé de son environnement. La plume devient ici le stylet qui se réapproprie son être-dans-le-monde : « Quand le peintre réalise une toile, il puise dans son inspiration pour donner forme à sa peinture. À nos yeux, la plante est en elle-même une métaphysique artiste à l’œuvre : son bourgeonnement. » (p. 66.) Vérité absolue pour quiconque sait et fait l’effort de regarder le monde avec amour, en se détachant du cancer de l’utilitarisme niais.

            Une des vertus qu’offre la littérature la plus haute – et toute grande œuvre efface certaines frontières stériles séparant poème, essai et philosophie ; que celui qui en doute relise Victor Hugo, Jean Giono, Marcel Proust, Nietzsche ou encore Dante – est l’offrande d’un regard neuf, immaculé, naïf sur l’univers et sur les mots. Une mélodie singulière vient nous unifier à cette existence totale qu’unifient les mots ; une existence vaste, universelle que composent notre être et le monde. Cela s’exprime magnifiquement dans ce court extrait, aux pages 24-25 du livre, où le lien intense et attentif à l’univers que nous sommes, nous et la nature, redéfinit subtilement la notion de Moi  :

            « Il s’agit de nous imprégner des musiques du monde. Les symphonies des métamorphoses résonnent et façonnent en profondeur, au cœur même du chœur de notre existence. La vue seule me fait oublier les longueurs d’ondes colorées qui font vibrer les cordes de mon être, au risque de rendre muets les instruments qui me jouent. Les sonorités qui vont et viennent me rappellent que je viens et que je vais, que je suis issue et que je me projette. Je ne suis pas un Moi, encore moins une Essence : je suis un Et aussi, un Et puis, un Avec. Je suis une Existence, une fabuleuse Expérience ; un être non-inhumain qui pense et danse et panse. »

            Comme Yannick Fassier est un écrivain styliste, le Verbe unifiant le dire et ce qui est à dire, la hargne, le rythme, l’enveloppement du propos dans un élan et une mélodie nous rappelle certaines pages du Nietzsche du Zarathoustra où l’approfondissement de l’analyse est éclairé par le phrasé poétique. Il s’agit ici de ce que nous appellerions une écriture de la nécessité. Nietzsche disait qu’il faut écrire en engageant son être total. Le philosophe allemand rejoint ici son contemporain Lautréamont qui, dans la deuxième strophe du Chant deuxième des Chants de Maldoror, énonce la même injonction, liant cette nécessité à sa propre nature : « Je saisis la plume qui va construire le deuxième chant […] Mais… qu’ont-ils donc mes doigts ? […] Cependant, j’ai besoin d’écrire… C’est impossible ! Eh bien, je répète que j’ai besoin d’écrire ma pensée : j’ai le droit, comme un autre, de me soumettre à cette loi naturelle… ». Quiconque lit Le Soc se sent de même pris par le souffle qui s’en dégage. L’écriture s’engendre elle-même et se fait nécessité.

            Mais cette lucidité vis-à-vis de notre lien avec la totalité l’est tout autant à l’égard de notre époque. Nous trouvons dans Le Soc des pages remarquables analysant la civilisation dans laquelle nous évoluons, civilisation créant la dissolution de soi et d’autrui dans la mort.

            « Qu’est-ce qui n’est pas noble aujourd’hui selon moi ? L’avilissement de soi par le capitalisme computationnel et sa captation de nos désirs : il médiocrise l’amour que nous avons envers nous-mêmes, les autres et le monde par la strangulation et l’étouffement des rhizomes de possibles que nous pourrions explorer pour imaginer et poétiser des sympoïèses. Il étrangle et dessèche, il prend tout ce qui lui permet de continuer à accumuler et ruine notre monde dans le but d’alimenter sa seule puissance. C’est son seul objectif, sa réelle bassesse d’esprit, la véritable étroitesse et petitesse de son autopoïèse destructrice envers son environnement. » (P. 146.)

            Il y aurait encore tant à dire sur cette œuvre qu’il nous reste à recommander vivement le lecteur de cette bien modeste chronique de se procurer Le Soc – et de le lire !

 

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