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Quand la transcendance se fait transfusion

Le vaste et puissant poème intitulé Alchimiste du soleil pulvérisé est l’enfantement depuis les territoires maudits dont eût rêvé l’indépassable – comment pourrait-on dépasser l’inaccessible ? – Antonin Artaud. C’est l’œuvre d’une poétesse, Murielle Compère-Demarcy, nourrie, gavée, lacérée, fracassée par l’ange de la cruauté, écrivaine dont le talent ainsi que la hargne sacrée exhalent la pulpe dans un phrasé reflétant la chaude haleine des enfers.

« Nos crânes de braise brûlent avec leur bouche dedans[1] » annonce-t-elle. Le Verbe traverse l’être. Murielle Compère-Demarcy ne décrit pas. Ne raconte pas. Elle ne trahit pas. Le Verbe est action ou digne des égouts. Celui de Murielle est l’expérience, pure poésie, de sa plongée dans le chaos absolu que constitue l’œuvre d’Antonin Artaud. Œuvre qu’on ne lit pas en survolant. Œuvre qu’on ne viole pas en la considérant comme du divertissement. Cette œuvre, telle la peste, doit nous contaminer ! Elle se doit de nous rendre ce qu’elle est elle-même : un chaos !

Or, le chaos ne ment pas – et les limbes artaudiennes en sont la fidèle réplique sismique, semblables au « Fils-calvaire dévoré par les « chiennes d’impossibilité » » à qui le recueil s’adresse : « vous marchiez, nu, sur l’unique tranchant d’une vérité que vous travailliez à ternir terrrrriblement claire, sur le volcan d’une conscience terrrrriblement aiguisée, épouvantablement singulière[2]. » Il fallait à cette conscience « épouvantablement singulière » une fidélité qui eût la même exigence que celle exigée par le Nietzsche d’Ainsi parlait Zarathoustra[3] : « je n’aime que ce qu’on écrit avec son sang. Écris avec du sang, et tu apprendras que sang est esprit. » À cette proclamation en forme de pacte fait écho le Verbe de la poétesse : « Sang larvé d’une flamme / dans les mains en prières, affolées / Le sang – du sang – s’échappe par tous les pores de l’édifice incendié. » Cet édifice unifie l’œuvre et l’être, unité faisant de l’une la saignée de l’autre.

Tel est le style de Murielle Compère-Demarcy : un style qui fait front, qui est continuation physique de la poussé énergétique, tellurique, cosmique, propulsatoire.

De là vient le refus de l’effet pour l’effet – auquel Murielle Compère-Demarcy préfère toujours l’unité de l’effet et du sens, pour que s’exprime le dire depuis la totalité de l’être. Elle est de ces plumes pour lesquelles l’expérience du dire poétique, du Verbe, « ne parle pas de », mais toujours « à travers », « depuis » l’élan projeté par le nerf artaudien. Or, Artaud, c’est le souffle absolu, c’est une totalité tellurique réinventant la notion de métaphysique à travers l’expression sensorielle des plus anciennes émotions ancestrales – totalité crachant l’être – saignée de l’être que donne à vivre le stylet de la poétesse : « le cri crève les ailes de la transe[4] » !

Quelques mois plus tard paraissait Dans les landes de Hurle-Lyre[5] dont la puissance visionnaire confirmait le souffle de l’auteure. Il y est mis à jour une unité essentielle, dont on n’eût pas soupçonné la trace qu’elle dévoile au grand jour, unité qui est celle du sang – évoqué plus haut par Nietzsche, à comprendre bien entendu en tant qu’expérience de la totalité de l’être, à l’opposé de toute vision raciste qu’une flopée d’assassins allait lui donner quelques décennies plus tard – et du feu. Cette intemporelle vérité nous est rappelée au début de « Géo-positionnement du Poème[6] » : « Le Poème prend le feu enfoui / sous la terre et Ses mains hurlent / de l’écartèlement qu’elles vocifèrent / de la soudure / à l’arrachement ». Cette rythmique invocatoire recevra son écho à travers la question : « Quand la lance d’incendie du poème / éteindra-t-elle les lance-flammes / de l’imposture ordinaire ? ».

Il s’agit ici de la terrible souffrance prométhéenne génératrice du Verbe réapparaissant notamment lorsque Murielle Compère-Demarcy, s’adressant au lecteur, donne à scander et à « retrouver / dans ton image un écho / de la source Fille de Hurle-/Lyre Folle de Hurle-Lyre de haute fêlure[7] ».

La puissance vécue du poème travaille le corps et l’âme jusque dans leurs profondeurs les plus sacrées. Le texte n’est entité mystique que travaillé par les fibres les plus secrètes de l’être. Alors, et seulement alors, « Sa vie de métamorphoses / lui donne les ailes, / le goût des choses / conçues des bas-fonds / du monde / jusqu’au ciel renversé des roses[8] ».

Ce que l’on découvre à la lecture d’Alchimiste du soleil pulvérisé ainsi que Dans les landes de Hurle-Lyre, est la proximité de tous les poètes authentiques, sincères, puissants, enracinée dans le fait qu’ils écrivent le fait même d’écrire dans son vécu propre, écrivent ce qui s’écrit depuis la source du jet, la source inaccessible de Cela, dans ce dire limite dont Murielle Compère-Demarcy risque l’expression ultime. Que l’on m’autorise, à cet effet, cette longue citation[9] : « Les mots dans l’œil affûté du quotidien, les doigts dans la prose, Le poème pulvérisé, le majeur / et l’index dans la prise, / Aspire en plein ciel / l’odeur polychrome du soleil / du poème qui rentre dedans le poème / qui / réoxygène tes démons / te rentre dedans / Retrouver la force d’écrire, / anéantie par tant d’actualités, / hors temps de l’Humanité … / Retrouver la force d’écrire. / Écœurée je pose ma fatigue / d’Effeuillée / sur le cahier parcheminé / du sommeil, où nous rassembler… / (…) Revenue, la force d’écrire –/ je l’entends qui éclate de rire… »

Il n’est sans doute que très peu de choses plus mystérieuses que cette seconde intemporelle où Cela se fait Verbe, devient ce qui est sa propre destinée, et dont la poétesse nous livre l’expérience de l’instant énigmatique quand ce « court-circuit des désirs les plus enfouis dans la nuit la plus folle donne une épaisseur inédite à ce flou assourdissant butinant dans le vertige quelles essences jamais vues, quelle pure symbiose magnifiée par les ombres et le mordant du délice des choses[10] ». Il était donc naturel que, après une évocation de Blaise Cendrars, elle revienne encore et toujours à ce poète des origines, des essentialités : Antonin Artaud ! Ainsi lui fait-elle une invocation[11] et ravive-t-elle « l’effervescence d’un météore calciné[12] »

Je n’aurais pu terminer ce texte sans l’incomparable perspective du gouffre et de l’infini, qui, inévitablement, pour qui s’y confronte, perce l’être. Dans le poème sublime intitulé « Bête noire[13] », elle dévoile la vie dont tous deux, le gouffre et l’infini, font preuve pour nous traverser : « S’ils le pouvaient, ils t’embrocheraient pour te voir vivre, brûlant, le pal de leur supplice. » Tel le vautour du Prométhée, cette cruauté intemporelle du rapace n’empêchera nullement un Rire vibrant « comme un soleil triomphant ». Cette expérimentation des limites du dire se confronte de même au vide, lieu d’où surgit depuis l’inconnu l’être du Verbe, poussé jusqu’à « forcer l’effort pour qu’il se transcende et ne se ressente plus effort / Étouffer la fumée des réflexions / pour qu’advienne enfin, spontanée, l’impulsion / de tout prendre, de tout se déprendre, / de vivre au dehors au plus profond de soi / la brûlure intérieure, avivée, intériorisée / sans rien laisser paraître[14] ».

Lire ces deux recueils, les relire et les ruminer comme le voulait Nietzsche, c’est semer en soi-même l’éclosion future d’un amour inassouvi de la poésie !

[1]     Z 4 éditions, janvier 2019, p. 28.

[2]     P. 35.

[3]     Folio/essais, page 54.

[4]     P. 106.

[5]     Z 4 éditions, octobre 2019.

[6]     P. 12

[7]     P. 30.

[8]     P. 14.

[9]     P. 18-19.

[10]   P. 33.

[11]   P. 38.

[12]   P. 40.

[13]   P. 111.

[14]   P. 121-122.

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