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Prolégomènes pour introduire à la notion d'Enchâssement

Si l’on se réfère à son étymologie grecque, προλέγω signifie « j’annonce », ce qui désigne bien le sens de ce court exposé annonçant des notions préliminaires qui précéderont une plus longue introduction. 

    Il importe avant tout de saisir L’Enchâssement, en tant que vision philosophique, artistique et poétique du monde, dans la continuité d’une tradition à laquelle elle ambitionne de s’unir en en ranimant l’énergie. L’urgence du monde actuel est d’y rafraîchir la perception de son rapport au monde. Cette dernière se fossilise de nos jours, assombrie par un réseau nauséabond de passions fermant les oreilles et radicalisant les pseudo-arguments. Il va sans dire que ce à quoi tend L’Enchâssement en sera tout l’opposé. À l’instar du dialogue socratique, il s’agit d’avancer ensemble vers…, en apportant la contradiction sur les idées, de converser sans jamais débattre, quand débattre, c’est toujours fermer ses oreilles à autrui pour mieux le contredire. Il n’est ainsi rien de plus précieux que la discussion philosophique, la rencontre « d’âme à âme » pour paraphraser Rimbaud, l’échange contradictoire d’une part, la création sous toutes ses formes de l’autre, pour réinstaller dans un mouvement neuf la place essentielle de la subjectivité humaine.

    Le deuxième point essentiel est l’opposition à la chape de plomb s’autoproclamant « moderne » qui prétend poser comme un progrès l’impossibilité d’évoquer le concept « d’âme ». Ceux qui s’en rendraient coupables se verraient publiquement anathématiser tels des criminels, sur lesquels se déverseraient les noms « d’obscurantiste », « de superstitieux », et passons sur les autres dénominations… Injurier les factieux, arme fatale des rationalistes bornés, que nous ne confondons nullement avec le rationalisme éclairé d’un Descartes, d’un Bergson ou d’un Alain, les couvrir de ricanements et d’insultes, soulagent ces paresseux du cervelet en les préservant d’avoir à dialoguer. 

    Nous pensons au contraire que l’âme est une hypothèse crédible, qu’elle ne se confondrait pas avec la conscience, et qu’elle est cette énigme qui réclame moins une nouvelle nomination qu’un déploiement d’interrogations nouvelles. 

    Or, aussi étrange que cela puisse paraître, pour qui se refuse à de futiles oppositions et  perçoit lucidement l’âme humaine dans toute son étrangeté – Spinoza peut ici rejoindre Artaud !

    En suivant en effet deux cheminements en apparence irréductibles l’un à l’autre, ces deux génies renouent avec le corps, annulent le rapport antithétique entre ce dernier et l’esprit et ainsi – chacun avec une subjectivité toute différente, d’où l’incalculable richesse de les accompagner sans les opposer inutilement – en arrivent à une nouvelle perception de la quête, définie ainsi par Baruch Spinoza : « la connaissance de l’union qu’a l’esprit avec toute la Nature. » Antonin Artaud, lui, privilégie le corps et le souffle, le cri et l’énergie des profondeurs, aboutissant à une perception novatrice – et révolutionnaire – de la métaphysique dont on est loin, aujourd’hui, d’avoir percé toute l’étendue. 

    L’énergie créatrice des grands artistes et poètes gardera sans doute – et c’est souhaitable – sa part d’indicible, mais quelques-uns, tel Van Gogh dans sa correspondance avec Théo, ont évoqué l’impression d’être traversé par une puissance irrépressible. Dès lors, ce que Nietzsche nommait son « explosif interne » ne serait-il pas la rencontre entre une vaste énergie perceptible par les âmes ultrasensibles, et la puissance de ces grands créateurs, poètes, artistes, soudainement possédés de l’intérieur et « forcés » de lui donner forme ? Être l’individu, dans sa radicalité, n’est dès lors rien d’autre que le créateur insatiable en même temps que le conscient radical d’être relié à l’universel

    Le poète serait ainsi le Porte-Feu de ce qui le traverse et dont il n’est que le messager, mais dont le génie serait la puissance imaginative et stylistique. Sans doute n’y a-t-il rien en dehors de ce que Spinoza nomme la « Substance unique », à savoir le cosmos, (et que nous parlions ici d’univers ou de multivers ne change rien à l’idée) et c’est depuis cette totalité matérielle, spirituelle et énergétique en éternelle expansion que se déploie l’énigme. Or, parler de lien suppose préalablement la différence et bannit l’uniformité : les éléments identiques se fondent les uns dans les autres, ils ne se relient pas. Il en va tout autrement dans l’unité qui, pour être, se refusera, s’échappera sitôt effleuré. Peut-être l’élan vers l’unité est-il constamment dépassé par le projet – l’utopie ? – d’atteindre encore et toujours l’unité à venir ?

    Ainsi en arrive-t-on à la notion d’enchâssement dans laquelle est évoquée l’idée d’être atteint par ce qui n’est plus et dont la lumière, pourtant, nous parle. Quand le lien n’est plus se prolonge, demeure et continue d’agir l’enchâssement. En effet, l’émerveillement ressenti par la longue contemplation de la nocturne beauté de la voûte étoilée nous enveloppe, d’abord, avant d’enfanter notre âme du désir prométhéen de les atteindre. Pourtant, nous le savons, quand la lumière nous atteint, l’être n’est plus. Le poète ou le peintre qui s’en nourrirait pour faire œuvre immortaliserait le souvenir porté jusqu’à lui de ce qui n’est plus – mais mérite de demeurer. Telle est la magie de l’enchâssement en ses œuvres pures. À peine observe-t-on dans l’azur l’enchâssement nuageux se former que, du même mouvement qui l’y installe vient s’insérer ce qui l’y désenchâsse. Cela s’évaporerait et, si nulle conscience n’était là pour le voir, cela jamais n’aurait exister. 

    Être à hauteur d’aube, s’élever jusqu’au mérite de ce que la nature nous a offert – y compris ce don artistique ou poétique dont elle nous a dotés – c’est œuvrer en disant ce qu’est cette magie, en disant l’être – donc l’indicible, ce qui nous échappe – de cette énigme qui nous porte et nous élève vers l’évanescence du paraître. La lumière nous parvient, le désastre achevé, mais la méditation en transforme la poussière éparse en enchantement durable et nourricier pour d’autres regards. 

    Le nihiliste constate que la perception est toujours perception du « ne plus ». La lumière nous parvient quand, déjà, ce que je vois est irrémédiablement passé. Mais l’artiste et le poète n’oublieront pas la vitalité de la pensée nietzschéenne pour qui l’interprétation ne vient pas de l’objet, mais du sujet : la valeur ou l’absence de valeur est dans le regard, non dans l’objet regardé ! Dès lors, l’inspiration venant de la contemplation fait signe vers l’enchâssement où se rejoignent le néant de ce qui n’est plus et la maïeutique engendrant l’être à venir. Or, l’être à venir issu de la création est toujours œuvre d’art.

    La lumière prolonge le devenir du s’effaçant, nourrissant encore, pour quelques milliers de siècles, l’œil saisi par la bleutée et les ors de la voûte étoilée.

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