BODÉRÈS D’OCTOBRE
Paul Quéré
Avant-texte de Guy Darol
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© Éditions L’Authenticiste
1994
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PAUL QUÉRÉ, AU PRÉSENT,
SUR LE MODE INFINI
Guy Darol
Pour Ariane Mathieu
Tout est calme et immobile. C’est ce que j’ai vu, revenant de Bretagne. C’est ce que j’ai senti.
Il n’y a rien qui remue comme le vent dans les branches du hêtre : mon hêtre archidoré.
C’est forcé que je suis parti, poussé par la civilisation du travail, au train, à la roue. Car l’harmonie dérange et la civilisation, elle se plaît à déranger l’harmonie.
Haute solitude, disait Fargue. J’en connais les vides et les vertus. Et la tristesse qui suit ou précède la joie : rotation émotionnelle. Pourquoi t’escrimes-tu ? m’a-t-on soufflé. Oui, pourquoi me battre ? Puisque le meilleur survient lorsqu’on ne l’attend plus.
Puisque tout ce qui arrive de bon jaillit du cœur paisible des êtres.
J’ai abdiqué. J’ai acquiescé. Je me suis abandonné au courant du rêve.
Car mon amour est loin et mon réel, c’est la Bretagne, l’envoûteuse : géographie magique où le temps ne se décompte plus.
*
Je mesurais fâcheusement les pas. Les jours. Je jetais dans l’espace des ponts millimétrés.
Cependant, assez vite, j’ai compris qu’on ne limitait pas un rêveur, qu’il n’y avait pas de mailles assez serrées.
J’habite par la force des choses un surplomb à Nogent-sur-Marne, mon hivernage : une province en banlieue où l’on se souvient des guinguettes.
Je ne ferraille pas contre la ville. Je la filoute. Sa force d’écrasement – elle concasse, elle abrutit –, j’en escamote une part de souffle pour écrire, pour rêver toujours.
Ainsi, ce n’est pas la Marne qui me lie à la mer mais le ciel. J’ai vue sur la mer quand le soleil du soir y tombe et qu’il m’éclabousse de reflets.
Là-bas, derrière l’horizon bleu incandescent, c’est la péninsule qui se dresse, étrave chimérique, et les nuages rouges d’effort, ce sont les voiles des canots de Mathurin Méheut.
Que voulez-vous, j’ai le songe. Ce n’est nullement ce qui me reste. Cela s’additionne plutôt. Il s’ajoute du songe à mon songe chaque fois que mes yeux vont au large.
Chaque fois que mes yeux vont au large, je me fais sterne et je rejoins mon amour sur les rubans de côte, nos pointes, nos belvédères, nos stations sur l’infini.
Je relie mon amour au moyen des images.
Là-bas, j’ai laissé mon bagage. Ici, je cède l’enveloppe. Une marinière en oriflamme : ce signe pour dire que je passe.
Car je passerai mon tour et c’est l’étoffe dont on se rappellera.
L’étoffe seulement.
*
Dedans est à Quélévern, mon rêvoir.
Tu me l’as dit Yvon Le Men, il existe le Paradis. L’un de ses domaines certain borde un bois où boivent les fées, où le Dourduff prend sa source.
Tu le sais, toi, Yvon Le Men, que j’habite au Paradis quand je demeure à Quélévern.
Depuis ma terrasse de Nogent – elle regarde sur les crépuscules –, j’ai débusqué la merveille.
Deux pies nichent dans un cèdre, mon Enkidou. Le cèdre a aboli le paysage, effacé les immeubles, les puanteurs et les vacarmes. Il est mon âme camarade. Je l’aime, comme mes frères de Bretagne. N’y touchez pas !
Cèdre, tu rayonnes en terre vers les mains tendues de mon if. Cèdre, où sont les pies heureuses, tu me relies à Kdamba, mon arbre jacasseur, l’if des korrigans.
Jock, de loin venu, de Tasmanie, ce globe quêteur, il allait une boussole en poche. Nous avons fait un morceau de route et le brin de conversation. Alma et moi, nous fûmes aux anges. À cette altitude, on n’aperçoit plus de barrières.
Jock est un vigoureux enfant de 61 ans. Il allait, une boussole en poche vers l’extrême Ouest, et pour nous payer du whisky que nous lui servions, il jouait de la flûte du fond de l’âme. Comme moi, il est convaincu que le Graal est à l’intérieur.
Il a feint de pisser sous mon if alors que d’évidence son jet était de mots. Il parlait dru. Il causait de nos korrigans. Ses lèvres remuaient. Car il sait, lui, que tout est vivant et que tout nous est proche : le vent, le caillou, les pies qui nichent dans mon cèdre.
Ici et là, dans l’unité du songe.
*
Sur la terrasse – ma falaise –, je vois du ciel et c’est la mer qui me jette des lueurs, ses étincelles de clarté.
Je suis alors en relation avec le vaste et avec ceux qui, dans leur cœur, le convient. Ils m’éblouissent quelquefois. Je ferme les yeux.
Et je pense, si penser c’est songer, je pense à Armand Robin qui donnait du verbe aux chevaux, à Yves Elléouët qui savait faire craquer les mots aux ivresses des vents, des hommes. Je songe à Xavier Grall dont les prières sont des supplications, sont des implorations à écouter aux fontaines les puissances du cœur. Je songe pareillement à Jacques Josse et à ses rades attendries où mouillent les épaves et à Yvon Le Men qui me fait la joie de venir pour me donner sa compagnie.
L’être, c’est son odeur.
*
Et je pense autant que je songe à Paul Quéré qui modèle si bien les images.
Ses mots sont de l’argile. Il courbe, étire, effiloche. Il fait avec les nuages des meutes. Il fait avec le vent une parole tactile.
Je ne l’ai pas connu, sinon de vue, comme on remarque dans le loin l’éclat d’une apparition.
De loin, alors que sa vision m’est proche.
De loin, et il me parle à l’oreille.
Je sens. Je touche. Ses mots embaument l’eau poissonneuse, avec des virgules de sel. Ils ont la rondeur des galets qui ricochent sur l’étalité, au-delà du visible. Car sa vocation n’est pas de semer des paillettes : bluettes d’artifice. Rien ne scintille, colifichets, babioles. Rien ne brille comme l’or. C’est de l’or.
Si l’on consent que le Graal est à l’intérieur, alors oui, c’est d’aloi inaltérable, indissoluble : l’or valant l’être.
*
Il se dit poêtre. C’est dire qu’il ambitionne pour la poésie autre chose que la perfection sonore, même des couacs inouïs.
La poésie : une aventure, une recherche.
Jock, dans son barda, camouflait de la poésie. Il nous a avoué en écrire. Je n’ai pas insisté. Il ne souhaitait pas déplier ses papiers.
Tout brillait l’or du poème vivant : le verbe, l’être conjugué.
Il aurait été superflu qu’il lise. Et de surcroît, par courtoisie.
Poète, ça ne se prouve pas avec des mots couchés, des strophes rangées, des recueils cousus.
Poète, ça ne se déclare pas.
Son visage est dans la foule. Celle des hommes. Celle des arbres. Sur mes toitures de zinc, dans mes talus noisetiers.
Poète, aussi bien, ce sont mes pies et palombes banlieusardes et le crapaud sur le perron de Quélévern qui le soir vient frapper à la porte.
Poète, ça se chante dit-on. C’est le chant, la déclamation. C’est le ton, la détonation.
Les vrais poètes sont anonymes.
Paul Quéré ne s’exhibe guère : silencieux dans le boucan des cuistres. Il peint avec sa crinière. Dans son saxo coz, il souffle avec sa crinière. Potier, avec sa crinière. Céramiste, avec sa crinière. Il n’a pas de multicasquettes. Ni broderies ni décorations. Ni bouts-rimés ni boutonnières. Simple comme l’être. Poète nu allant son chemin. Poète avec ses pleins et ses déliés, ses cimes et ses gouffres.
Lyrique, désordre.
Chahutant la règle et l’équerre, toutes les digues et la « barre de la vague côtière ».
Donc, poète et peintre, écrivain, céramiste, potier, éditeur, musicien… je suspends. Artiste en somme. Artiste, si l’on fait la somme.
Maniant la syntaxe et le tour, le verbe et l’argile.
Ainsi, mélangeant le tout du faire avec le tout du monde, mêlant sa voix aux vents de la terre, il dénonce, en acte, la séparation. Il brutalise les cloisons, aère les frontières, soufflette les spécialités.
Toujours orienté vers le vaste, il regarde au levant. Et depuis le temps, il voit l’éternité. Et depuis la Bretagne, il voit l’infini.
*
« Il suffit d’un oiseau pour que le ciel s’envole ».
Pour que mes mains traversent les espaces et qu’elles touchent ton front, qu’elles caressent ton visage.
Il suffit d’un oiseau, mes pies. Un ramier filant vers l’Ouest : voyageur ailé qui porte mon message. Vers toi, Alma mon âme.
Depuis la Bretagne, il voit l’infini. C’est, il l’a déclaré, que Bretagne est son cosmodrome. Et, pour moi, je te l’ai écrit en mon rêvoir Michel Champendal, pour moi, c’est le socle initiatique.
J’y grandis jusqu’aux étoiles.
*
Paul Quéré a le goût des espaces où l’esprit peut s’élever. Et ce n’est pas que l’oiseau qui favorise l’envol mais, selon lui, l’imaginaire. Il envisage, en poésie, un « traité d’agronomie céleste ». On voit ce qu’un tel traité pourrait contenir d’incoercible : ratures sur les lignes de la mer et du ciel, la terre griffonnée, l’horizon biffé. Car à l’exemple de Gaston Bachelard qu’il aime citer, Paul Quéré possède « l’instinct d’images », cette faculté de métamorphoser le réel au gré du vouloir.
Bretagne est son cosmodrome et l’écriture un moyen de célébration.
Créer devient créiture. Écrire se fait écriterre . Le plein de l’homme dans le creux des chemins.
Le verbe est trace pareillement : trace d’être. Parce qu’il honore l’être debout, entre la base et le sommet, le moutonnement des vents, des vagues.
Pour lui, pour moi, poésie est utile comme bêche ou râteau. Ce n’est pas la fleur bleue qui éclôt ni l’éloquence amidonnée mais les mots nécessaires, les mots qui servent à mesurer l’empan : ampleur des astres, vastité du monde, infinitude des possibles. Des mots pour « réapprendre à nous réintégrer » et serrer la main des hommes, aussi des arbres, dans une fraternité immense qui admette tout le vivant, mais tout : depuis mes brise-tout de banlieue jusqu’à mon mal-aimé crapaud.
*
Il cite. Il fait le lien. Ses mots poètes sont des traces d’êtres : impressions du vivant.
Il fait le lien, à travers les époques, les lieux, avec ceux du voyage dedans : spéléonautes de l’âme.
Il cite Daumal, Gilbert-Lecomte, salue Perros, Lowry, Kerouac, « vagabonds d’un ciel toujours en mouvement ». Et il se revendique d’Artaud. Je stationnais, tout à l’heure, devant l’un de ses dessins à Beaubourg, et l’aiguille du temps s’est retenue de sauter. La pointe du crayon d’Artaud creusait sur le papier les infinis couchés du huit. Et elle crissait cet impensable : ce qui se voit comme ce qui ne se voit pas est le miroir de l’infini en nous.
Celte, Quéré est l’intime de Lao Tseu. Taoïste, il sait les oscillations du créer et du détruire. Celtaoïste, il veut l’être en tout, le plaisir d’une fusion globale : effusion des sens.
« Éros ne se limite pas à la sexualité ».
Il sent naître l’Unitif : germe de l’entente chorale, semence de grande réunion, gamète des noces de l’homme avec l’homme et du nourrisson avec l’arbrisseau.
*
Songer à Paul Quéré m’apaise. C’est comme le vide entré en moi : un silence. L’espace d’une clairière. Un nemeton bordé de chênes et de bouleaux. Et, sur une branche d’arbre, à califourchon, je discute rêveusement avec mes amis de Brest et de Guimaëc, de Lannion et de Morlaix.
Je suis au ponant du monde, trempé de nuées crépusculaires, coloré de tango, de cinabre, et finalement de nuit violette.
Je discute de mes chants, mes nids. J’entends avec eux la hulotte et le martinet, la mésange, la tourterelle d’Anatolie et le pinson des sylves. Alex tutoie l’alouette. Pierre félicite la bondrée apivore. Tout se transforme et ondoie. Je vois plus loin que la vue et plus loin que l’autre côté. Les portes s’ouvrent à l’infini, découvrent d’infinis passages. De lieux en livres, une géographie se dessine qui superpose les espaces. Et tous les chemins se dissolvent, les distances s’amenuisent au point qu’il n’y a plus qu’un point : toupie de chants, toupie de rires. Le monde tourne et l’Occident se fait Orient. Rien n’est immobile.
Paul s’en est allé. Paul nous revient.
Là, sur ma falaise à Nogent, dans le crachin et dans le vent, je vois passer sous l’horizon le soleil rouge, et je pense que le monde est vaste, que l’imaginaire nous rapproche. Je me dis que la poésie est ce qu’il y a de plus grand ici : l’égale du ciel, ma foi.
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BODÉRÈS D’OCTOBRE
La finalité du poème ? Vaste
question. Le beau, dit l’un.
Avec les mots de tous les
jours. Le beau ? Qu’est-ce, dit
l’autre. Celui-là nous avance :
l’émotion à transmettre. Rien
que de plus banal, murmure-t-on
à côté. Et d’ailleurs…
Entend-on, mais on l’entend
à peine… L’émotion est muette.
Le silence les prend.
Ils donnent leur langue au chat ;
en lui ouvrant la porte.
***
J’écris, dit-il, pour être à la
hauteur des choses. Celles-ci
semblent lui répondre : c’est
dans l’ordre ; avant de
disparaître à nouveau. Dans
l’ombre des mots. Alors, dit-il,
peut-être à la hauteur des
circonstances. Mais le temps
se refuse à lui prêter son
concours. Plus bas que les
choses, plus bas que les faits,
je ne suis – se dit-il – qu’à la
hauteur des mots ; ombre au
sol du réel. Qui se ramasse.
Avec les pincettes du soleil.
***
Le bruit des automobiles.
Sur la route derrière la maison.
Comme des stases. D’une
réalité victime d’une
inflammation. Verbale.
Les choses sont. Ce qu’elles sont,
dit-il. Mais peu convaincu
d’arriver jamais à les vivre.
Comme il le voudrait.
Justement comme elles sont.
Viennent. Ou deviennent.
Et pourtant – il le sent de plus
en plus – se laisser porter –
chose enfin lui-même parmi
les choses – par leur courant
circulaire, est la seule façon de
se libérer des mots. Qui ne dit
mot, dit-il, consent. Autrement
dit sent « avec ».
***
De la fraîcheur du bureau où
il écrit, à la chaleur cuisante
dehors, quelques pas suffisent.
À le mettre au monde des
choses.
***
Battements d’ailes dans les
cyprès. Odeur de leurs feuilles
sèches. Livre de leçons de
choses. Comme on disait
avant. À l’instant rouvert.
***
Simples compléments de
temps pour leurs auteurs,
les livres sont des objets qui
montrent bien l’infime part de
l’homme dans celle des
choses. Indifférents à la
marche de ces choses,
les criquets, alentour, ne cessent
de striduler leur présence
persistante. Au-delà de
l’humain. Les pierres s’en
réjouissent. Avec eux à l’abri
de l’œil ; dans l’herbe
elle aussi menacée.
***
Chose entre les choses aussi,
la pensée a un sens et une
origine. Il faudrait, se dit-il,
s’astreindre plus souvent à les
découvrir. Avant de la
défendre, cette pensée, bec et
ongles. La plupart du temps
nous parlons pour ne rien dire
parce que nous ne nous
préoccupons pas, et ignorons
donc, du où et du comment
nous viennent nos arguments.
Et pourtant, l’impulsions est plus
significative que les paroles
qu’elle provoque. Comme leur
origine aux arbres
domestiques, la racine des
phrases échappe au
témoignage des mots. Le tape-
à-l’œil a raison des attraits
naturels. De l’être sauvage.
***
Obscure et mouvante
frondaison des châtaigniers
éventés. Comme la dense
pilosité pubienne d’un ange.
Un instant passant sur terre.
Pour faire la conversation. Tout
en haut de la colline le clocher
de Plonéour. Phare dans
l’océan du ciel ou phallus de
dieu déchu ?
***
« L’être sauvage »… Aïe !
Rousseau et littérature. Et moi
je ne pense qu’à fond de
cale ; un navire à la dérive
dans l’espace démonté. L’être
mais aussi la pensée, sauvage,
arbre rilkéen, racines dans le
ciel. Ce n’est pas le monde à
l’envers mais la tête.
Réconciliée avec le sang.
***
Le lieu qui nous touche. C’est
moins ce qu’on en voit que
l’émotion soudaine, qui nous
fait nous y arrêter un instant.
Hors du temps qui l’identifie.
Mais à la réflexion où est la
différence ?
***
Vent dans le sureau dehors.
Bourdonnement d’une mouche
ici, dedans. Seule la vitre d’une
fenêtre les sépare. Comme
« l’esprit », ce qui se voit de ce
qui se ressent. L’émotion
s’entend. S’écoute.
***
Être en silence. Dans les
rumeurs de l’être.
***
Gris le temps. Le vent aussi.
Pas encore annonciateur de
tempêtes mais déjà
rassembleur. Des brouillards à
venir. L’automne s’apprête à
peupler les regards d’ombres
incertaines. De glissements
troubles. Vers la défaite d’un
hiver. Qui s’interroge.
Le paysage est au bord de
l’effacement. Prémisse des
violences d’un proche futur.
Impondérable.
***
Apprendre à ne plus avoir
peur : facile à dire ! Quand
justement on sait que c’est la
peur qui active la volonté.
La peur fondatrice. La peur
créatrice. La peur si partagée,
pourtant isolatrice. Poèmes,
articles du testament du
premier mort. Qui nous a légué
sa peur. On ne cesse, depuis,
d’essayer de les décrypter.
***
Que vois-tu, s’interroge-t-il,
lorsque tu dis Nicolas de Staël.
Ou Antonin Artaud ? Pour l’un
des fuites dans l’espace. Pour
l’autre du barbelé sanglant.
Et ta peinture ? et tes écrits
alors ? C’est pour stopper ces
fuites. Contourner ces chevaux
de frise.
***
N’empêche ! S’obstine-t-il.
Gloire à Gordios et honte aux
Alexandre ! De la littérature.
Le nœud reste à défaire.
***
Coucher de soleil sur la mer
hier. Paysage violet violé.
L’inamissible et nuageux
hymen de la céleste éternité
une fois de plus déchiré par le
dard paternel en feu. Le sang
coulant sur ses cuisses.
Quel pied ! dit une petite fille.
En trébuchant sur un rocher
que son extase dissimulait.
Elle ne saurait mieux dire,
jouant innocemment de la
contradiction du bonheur ainsi
exprimé et de sa pédieuse
douleur. Insouciante, elle
poursuit sa route ; l’œil rond
fixé sur le spectacle.
Éblouissant. Saura-t-elle jamais
quelle main ne cesse de
pousser ce rocher au faîte du
cordon des galets qui relie
l’ombilic de la mer maternelle
aux eaux de sa naissance.
Et quelle autre ne cesse de le
faire redescendre ?
Aujourd’hui, demain et les
autres jours, une autre petite
fille, ou un petit garçon, se
mesurera à la même fatalité.
***
Le poème est à la pluie.
Marqué par les points blancs
des mouettes sur le champ
d’en face. Cailloux semés dans
le vert duvet naissant des
labours. Mais par quel petit
Poucet ? Et pour signaler quel
chemin ? Poème qui ne mène
nulle part. Tombe-t-il du ciel ?
Lève-t-il de la terre ? La pluie
cache son jeu.
***
Que les mots s’autogèrent
après s’être auto-générés
spontanément, qui pourrait
percer ce mystère ? C’est la
nature du poétique d’être
donnée. Et fondée par
l’emprise – comme dit le
philosophe – qu’elle exerce.
D’abord sur le poète, ensuite
comme il l’espère – sur les
lecteurs. Je cultive, dit-il,
l’évidence et le chant qu’elle
porte en elle. Comme un
enfant. Dont elle couve
jalousement la gestation.
Un jour c’est sûr, dit-il,
je participerai enfin à sa mise
au monde. En attendant il me
faut bien me contenter de noter
mes observations et tenter de
rendre compte de ce que
je ressens.
***
Poèmes pour un traité de
puériculture. À écrire plus tard.
L’évidence poétique, constate-
t-il, n’est encore qu’un produit
de serre. Une culture in-vitro.
Une expérience de
reproduction. Destinée à
comprendre l’origine et la
conception du chant qui situe
et identifie. L’être vivant.
***
« Les sensations humaines
constituent le mode
d’expression de la Nature.
C’est grâce à elles que la terre
prend conscience de son
existence. Elles offrent, en
compagnie de l’éclosion des
fleurs, le seul moyen qui
permette à la vie organique
passivement enracinée de
prendre conscience d’elle-
même ». John Cowper Powys
(« Autobiographie »).
***
Instruments de lecture des
écrits de la Terre. Vivant et
inorganique associés dans
cette écriture. Précise-t-il. À
propos de ces sensations.
Avant d’aller humer l’odeur
d’herbe mouillée. Au pignon de
la maison. Le temps de
satisfaire un petit besoin
naturel.
***
Lui vient en tête cette
expression : « encombré de soi-
même ». On pourrait dire, se
dit-il, que les meilleurs
moments, ceux qu’on appelle
« de grâce » – à bien y réfléchir
d’ailleurs autant dans le sens
condamné à mort que
religieux ; ce qui semble
fondé – ces moments donc se
passent – là encore il évoque
l’horloge et le tamis avec la
même satisfaction – se
passent, donc, comme on dit
« en dehors de soi ». Et même
« malgré ». Soi. C’est qu’il
semble qu’on acquière alors
une sorte de « transparence ».
Tant physique que mentale.
Qui nous fait échapper au
temps. Précisément au temps
discontinu de la vie
individuelle. Pour adhérer sans
doute, ou quelque chose
comme ça, à celui de l’espèce.
D’où cette impression d’infini.
D’aucuns diraient d’éternité…
***
On est hors de soi quand on
est en colère. Hors de soi
d’accord, mais où ?
***
Vase et vérité, dit-il. Le vase
est une vérité de la terre, mais
la vérité est un vase de quoi ?
À peine hésitant, il répond : de
mots. Poursuivant : car une
vérité s’énonce. Elle n’est
éprouvable qu’après. C’est-à-
dire sentable et prouvable.
C’est à dire que le nom prend
vie. Que le verbe se fait chair
en sorte. D’où naturellement la
prolifération des vérités-vases
dans le fond légendo-mystique
de l’humanité. Vase de mots,
telle est la phrase, où se
mettent les idées, ces fleurs de
l’esprit. En somme vérité
première. La terre, comme une
aire d’idées, qui tourne.
Tourne. Et comme le potier,
affrontant les dieux et la
science, le poète tourne ses
métaphores. Ni sacrés, ni
mythiques, ni pourtant destinés
aux laboratoires, ses poèmes
sont des vases à son image :
voués à recueillir « les roses de
la vie »… Et ses mots, son
argile, sont de même nature
que lui : poussière… D’étoiles,
comme disent aujourd’hui les
astrophysiciens.
***
Le bleu d’un nouveau jour
s’est glissé dans la peau du
ciel. Pour qu’une fois de plus
sa caresse nous fasse oublier
les interrogations nocturnes.
Pleines d’ondes radio
aveuglantes. Vision de dernière
heure. Selon les passants
éphémères de la mort.
***
Et plus tard, il dira, oubliant
l’oiseuse question de la finalité
de son poème : la grâce de
l’écriture bien sûr ! Quand les
choses parlent elles-mêmes
d’elles-mêmes. Sans qu’il y ait
à ajouter la lourdeur des
pensées. Comment faire,
comment donc faire que les
choses parlent ? Par exemple
cet après-midi d’octobre.
Ensoleillé. On n’entendrait pas,
car on n’entend que ça, une
mouche voler. Les mouches
voler et même les guêpes.
Mais que dit, donc, cet après-
midi d’octobre si ensoleillé ?
Peut-être simplement :
je passe. Tournant en rond
comme les mouches. Dont le
bourdonnement rappelle un
ennui enfantin. Défunt. Depuis
que l’écriture – non pas sa
grâce mais sa pesanteur
laborieuse – laboure les reins
de l’homme.
Octobre 1991